Nintendo vient d'annoncer les résultats de son 3ème trimestre (l'année fiscale japonaise se termine en mars) et le moins que l'on puisse dire, c'est que ceux-ci ne sont pas bons voire carrément catastrophiques pour une entreprise habituée depuis des années aux bénéfices astronomiques. Nintendo va finir l'année dans le rouge, c'est maintenant un fait acquis et cela nécessite un petit décryptage tant cette situation est un fait rarissime.


Avant de développer cette analyse, je tiens à préciser que je suis un fidèle inconditionnel de la marque nippone qui représente, pour moi, les valeurs du jeu vidéo : l'amusement, l'évasion ou la convivialité. Mais soutenir un constructeur ne doit pas se faire en portant des œillères. Il est des constats qui doivent être réalisés et se basent sur des faits.

Nintendo s'inscrit-il durablement dans le rouge ? Certainement pas ! Cette situation n'est que temporaire et s'inscrit dans ce que je qualifierai de délicate phase de transition. Chaque constructeur doit passer par cette phase où les ventes des systèmes actuels commencent à décliner et où les lourds investissements de recherche et développement pour élaborer leurs successeurs viennent grever les comptes déjà affaiblis des entreprises. Mais il faut reconnaître que Nintendo est devenu un spécialiste pour gérer au plus mal cette délicate phase dans le cycle de vie d'une entreprise : mauvaise communication, annonce confuse et précipitée des nouvelles orientations, abandon beaucoup trop rapide des anciennes consoles. Voici quelques arguments pour expliquer la situation de la société en 2011 mais vraisemblablement peut être encore en 2012.

 

Nintendo est un habitué des transitions difficiles.


Pour mieux comprendre la situation de 2011, revenons quelques instants sur le passé de la marque. Nintendo est considérée comme une multinationale de premier ordre et ses résultats tendent à entretenir cette illusion mais n'oublions pas une chose, il s'agit avant tout d'une entreprise moyenne employant moins de 5 000 employés. Ses moyens, aussi bien humains que financiers, restent donc à taille humaine. La gestion de plusieurs consoles en simultanée, la recherche développement pour la création de nouveaux produits, la définition de la stratégie... n'occupent pas des centaines de salariés mais par quelques dizaines tout au plus. Les ratés peuvent donc survenir et l'historique de la marque montre que chaque lancement de produit  s'est fait avec de fortes incertitudes sur les chances de succès (je vous renvoie aux superbes ouvrages de Florent Gorges sur le sujet).

Alors oui, Nintendo a déjà connu des passages à vide durant ses phases de transition : le délai interminable entre l'annonce du Project Reality - Ultra 64 et la sortie officielle de la Nintendo 64 a fait passer Nintendo d'un statut de leader incontestable et respecté  (l'ère de la Super Nintendo) à celui d'acteur de second plan ayant commis une énorme erreur de stratégie (ce qui favorisa, dans le même temps,  l'émergence de Sony). Le point d'orgue de cette phase réside dans cette hallucinante campagne de communication réalisée pour noël 1995 dans laquelle Nintendo demandait aux joueurs de ne pas craquer pour une console 32 bits (« le 25 décembre si une console ressemble à une 32 bits, ne riez pas, c'est peut-être la votre »).

Deuxième exemple : la lente agonie du Gamecube : cette console disposait d'énormément de qualités mais Nintendo n'a jamais réussi à l'imposer. Et il décida tout simplement de l'abandonner pendant plusieurs mois après l'avoir bradé une dernière fois. Les joueurs restés fidèles  se sont sentis trahis et Nintendo a dégradé son image avant de renaître de manière impressionnante avec la Nintendo DS et la Wii.

La situation de 2011 résulte d'un ensemble de facteurs bien plus complexes que dans les cas précédemment cités. Certains sont du fait de Nintendo (la plupart) et d'autres sont totalement indépendants de sa volonté.  Je ne vais me concentrer que sur les premiers car les seconds (Tsunami au moment du lancement de la Nintendo 3DS, crise économique et influence des variations du cours du Yen) ont eu des impacts sur la plupart des sociétés japonaises. Ces derniers n'ont d'ailleurs fait  qu'aggraver la situation de Nintendo ce qui explique l'ampleur exceptionnelle des pertes cette année. Mais revenons sur les facteurs propres à la stratégie de Nintendo.

 

La Wii a définitivement tiré sa révérence


Zelda Skyward Sword était en quelque sorte le chant du cygne pour la Wii. Nintendo a beau annoncer quelques titres disséminés sur l'année 2012, le constat est indéniable. Le cycle de vie de cette console est terminé. Encore une fois, Nintendo n'a pas su gérer la fin de vie de sa console, au contraire de Sony qui parvient à maintenir l'intérêt pour la PS2 plusieurs années après la sortie de la PS3.

Soyons réalistes, cette baisse spectaculaire des ventes en 2011 tend à montrer que la console était belle et bien victime d'un effet de mode. Celui-ci s'est dégonflé et la Wii n'attire maintenant plus grand monde. Cela se traduit d'ailleurs dans les courbes de vente. Les consoles Sony dépassent allègrement les 100 millions de ventes (et bien plus en fin de vie) quand la Wii va franchir, avec les plus grandes difficultés, cette barre symbolique des 100 millions.

Pour expliquer ce tassement rapide des ventes, nous pouvons lister quelques arguments :

-        -  La Wii est une console totalement obsolète techniquement : ce qui pouvait passer en 2006 n'est plus acceptable en 2012. Les joueurs de tout bord (occasionnels, confirmés) ne peuvent plus tolérer le rendu graphique et les animations des titres Wii quand, dans le même temps, ils peuvent profiter de Uncharted 3, Gear of War 3 ou Skyrim. C'est une réalité même si je défends le caractère ludique des jeux au détriment de la réalisation technique

-     - Le grand public a été incité à passer à d'autres expériences plus modernes : Kinect, Playstation Move, jeux sur navigateurs, sur Smartphone, jeux sociaux sont autant d'appels du pied des concurrents pour capter cette clientèle habilement convertie aux jeux vidéo par Nintendo. Et c'est bien souvent ce grand public qui permet à une console de finir sa vie avec des chiffres de vente corrects

-        - Nintendo lui-même n'a plus de grands projets sur Wii : c'est un fait, la taille de la société fait qu'elle ne peut pas se battre sur plusieurs fronts : Wii, DS, 3DS et Wii U. Les équipes de développement ne sont pas extensibles et Nintendo doit mettre toutes ses forces sur les nouvelles consoles car le succès de celles-ci dépendra des titres Nintendo présents au lancement (Cf. : échec du lancement de la 3DS). Nintendo travaille donc d'arrache pied sur la 3DS et la Wii U et a donc dû sacrifier ses consoles existantes. C'est là un des travers de Nintendo. Ses jeux sont de tels succès qu'il ne peut pas compter sur les seuls éditeurs tiers pour assurer le lancement de ses nouveaux systèmes. Les équipes de développement doivent donc migrer rapidement vers les nouvelles consoles. Et les éditeurs tiers ayant déjà abandonné celles-ci, il ne reste plus personnes pour les soutenir

-          - Nintendo a annoncé la remplaçante de la Wii beaucoup trop tôt : à l'E3 2011, Nintendo a annoncé la Wii U. La date de sortie prévisionnelle était après mars 2012. Nous avons appris, il y a quelques jours que cela serait plutôt novembre ou décembre. Ce qui pouvait paraître, initialement, comme un bon timing se relève en fait être une catastrophe. Les fidèles de Nintendo doivent donc attendre 18 mois entre l'annonce de la Wii U et sa sortie effective. Et pendant ce temps là, à quoi jouent-ils ? On peut ainsi comprendre que bon nombre de possesseurs de Wii ou d'acheteurs potentiels aient été tentés par la PS3 ou la XBOX360 dont les prix deviennent abordables et qui proposent une expérience HD que beaucoup d'entre eux recherchent

 

La 3DS ou comment aggraver une situation déjà tendue


Courant 2010, Nintendo a bien conscience du vide que va occasionner l'abandon de la Wii sur ses finances. Celui-ci va s'ajouter au déclin, entamé depuis plusieurs mois, de leur console portable star, la Nintendo DS. Nintendo ne peut se permettre d'abandonner ces deux marchés dans le même temps.

La Nintendo 3DS a donc été annoncée pour une sortie au début de l'année 2011. Nintendo fondait de gros espoirs sur cette console qui devait surfer « naturellement » sur le succès de la DS ainsi que sur l'effet de mode des jeux en 3D. Si cette console était un succès, Nintendo devait normalement passer une année 2011 relativement paisible.

Un an après ce lancement, le résultat est mitigé. Nintendo vient d'annoncer avoir vendu plus de 15 millions de 3DS ce qui en fait la console la plus vendue de tous les temps sur cette période. Alors comment expliquer que, malgré ce succès indéniable, les résultats restent négatifs ? Là encore plusieurs arguments peuvent être énoncés :

-      - Le scandale du prix de lancement : vraisemblablement désireux de regonfler facilement ses finances, Nintendo a annoncé un prix de vente extrêmement élevé pour une console portable destinée à la clientèle de masse. Commercialisée à 220€ /250€ selon les offres, il n'a fallu que quelques mois pour que la société reconnaissance l'incident industriel et ne revoit en profondeur son offre tarifaire : la console est désormais proposée à 149€. Avec ce nouveau prix, plus en adéquation avec le marché qu'il cible, Nintendo a pu atteindre et même dépasser ses objectifs de ventes initiaux. Mais cela s'est fait au détriment de sa rentabilité : perdre 70€ sur chaque vente de console diminue fortement le profit global généré.

-          - Un ratio de vente de jeux / console faible : Nintendo n'a vendu que 28 millions de jeux 3DS sur cette même période. Ce chiffre est inquiétant pour une société qui réalise la plupart de ses bénéfices sur la vente de jeux. Si ce chiffre est aussi faible, c'est que Nintendo, soucieux de remettre en avant les éditeurs tiers, n'a pas proposé une de ses licences phares au lancement de la console. Le line-up, plutôt conséquent, manquait cependant d'attraits. Cette situation a malheureusement duré plusieurs mois jusqu'à ce fameux enchainement Super Mario 3D Land, Mario Kart 7 et Monster Hunter 3DS (pour le Japon) qui a véritablement fait exploser les ventes. Gageons que le ratio vente jeux / console va croître dans les mois à venir et que cela va contribuer à ramener la société vers les bénéfices. En tout cas, la société pourra en tirer de nombreux enseignements en vue du lancement de la Wii U.

Ces deux arguments permettent d'expliquer pourquoi, malgré des ventes exceptionnelles de 3DS sur l'année 2011, les finances du groupe restent dans le rouge.

Mais il faut également garder à l'esprit d'autres erreurs qui permettent d'expliquer cette année douloureuse : l'échec de l'argument 3D qui n'est pas un critère suffisamment différenciant pour inciter à l'acte d'achat (en plus de la peur générée vis-à-vis des dangers pour les enfants), le nom de la console qui a semé la confusion auprès du grand public et le design (lui aussi générant la confusion dans les esprits). Nous pourrions également citer la difficulté à pirater la console qui , malheureusement, peut avoir un impact sur les courbes de ventes initiales.

 

La Wii U ou l'annonce maladroite


Nintendo sur l'année 2011 a réussi l'exploit de mal gérer son passé (la Wii), son présent (le lancement de la 3DS) et son futur (l'annonce de la Wii U). Admettez qu'il devient alors complexe d'espérer de bons résultats.

En quoi l'annonce de la Wii U a été mal gérée ?

Il semble que cette annonce a été précipitée et réalisée dans la plus grande confusion. Quelques semaines avant l'E3, les rumeurs sur cette nouvelle console ont commencé à germer un peu partout sur le net. Des indiscrétions de développeurs, des fuites en interne,... Nintendo, pourtant maître dans l'art de conserver un secret, se retrouvait à nu sur tous les sites de la planète. Et avec le recul, ces rumeurs comprenaient une grande part de vérité.

Nintendo a donc souhaité reprendre en main sa communication et a donc déclaré qu'une nouvelle console serait présentée à l'E3 2011. Et ce fut le cas. Mais, pour avoir suivi la conférence en direct, quelle confusion ce fut. Le discours n'était pas clair, seul le contrôleur a été présenté entraînant de ce fait une énorme question : est-ce une nouvelle console ou un accessoire pour une console déjà dépassée ? Ce sentiment a été renforcé par des démos mélangeant wiimote et tablettes... Il a fallu plusieurs semaines avant que la situation ne devienne plus claire.

Bien évidemment, cette annonce de la Wii U était indispensable mais le temps semble bien long avant de pouvoir enfin la toucher. L'annonce de la date de lancement en fin d'année 2012 confirme que la présentation de l'E3 résultait plus de la communication de crise (console non définitive, démos simplistes, argumentaire confus, jeux trop peu avancés pour être montrés,...) que d'une communication planifiée au sein d'une stratégie globale et maîtrisée.

Et encore une fois Nintendo semble piégé par le nom (temporaire ?) de sa nouvelle console : Wii U. L'explication marketing tient tant bien que mal (faire le lien avec vous,...) mais derrière ce nom se cache un enjeu majeur pour Nintendo : comment conserver la clientèle de joueurs occasionnels et les amener à acheter ce nouveau système ? Processus d'autant plus complexe que Nintendo doit également se racheter une image auprès des fidèles historiques de la marque qui ont été extrêmement déçus du positionnement de la Wii.

Bref, beaucoup de risques, de challenges et peu de réponses. A ce jour (6 mois plus tard), nous ne savons toujours rien de cette console. Mais il ne faut pas s'étonner de l'effondrement des ventes de Wii. Lorsqu'une nouvelle console est annoncée, les ventes de la précédente diminuent. Pourquoi acheter un système dépassé alors que le suivant est annoncé (et qu'il sera en plus rétrocompatible avec la Wii). L'année 2012 risque donc d'être encore plus difficile que 2011 sur le plan des consoles de salon. Et ce n'est pas The Last Story ou Pandora's Tower qui devraient relancer les ventes pour le grand public.

 

Oui Nintendo a tout loupé en 2011 (à l'exception de ce magnifique cadeau qu'est la sortie de Xenoblade Chronicles en Europe). Il a abandonné la Wii, cafouillé le lancement de la 3DS et manqué l'annonce de sa prochaine console de salon. Il est donc normal que les résultats financiers soient catastrophiques. Encore une fois, Nintendo montre donc des difficultés à gérer les phases de transitions entre les générations de consoles. Mais plusieurs signes semblent montrer que la situation est en train de se retourner : la 3DS est en train de caracoler en tête des ventes (malgré le lancement de la PS Vita), les jeux ambitieux arrivent et la Wii U commence à susciter la curiosité. Rendez-vous à l'E3 2012 pour voir si 2012 sera encore une année de transition ou le démarrage d'un nième renouveau pour la firme de Kyoto ?