Avez-vous entendu parler de la "gamification," ou ludologie en français ?

C'est une idée très en vogue depuis quelques temps, brandie par un certain nombre d'auteurs, consultants et autres gourous des nouvelles technologies. Du coup évidemment, je m'y suis intéressé et me suis un peu documenté sur le sujet. Pour ma part, je vous avoue que je trouve cela sympathique mais complètement trompeur, voire malsain. Pourquoi ?

Laissez-moi m'expliquer.

L'idée derrière la gamification s'appuie en gros dans l'ardeur que peuvent montrer des individus lorsqu'ils jouent, même quand il s'agit de faire des choses aussi banales que cultiver un champ ou donner de la nourriture aux cochons (Farmville, c'est toi que je regarde). Du coup, si nous pouvions faire en sorte que le monde ressemble plus à un jeu, alors selon ce raisonnement nous pourrions récupérer tout cet enthousiasme et cette énergie et les utiliser à résoudre les vrais problèmes de ce monde.

C'est beau.

Imaginez un monde où les gens prendraient autant de plaisir à descendre leur poubelle qu'à collectionner les hauts-faits, un monde où on agirait avec autant de motivation au travail que lorsqu'on monte son personnage de niveau.

Voilà donc une idée très plaisante, surtout pour nous autres joueurs. Après tout, nous jouons aux jeux vidéos depuis des années, voire des décennies pour certains d'entre nous (oui, je suis vieux à ce point-là) et j'avoue même m'être un peu intéressé à l'avènement des "jeux sérieux". Croyez-moi, je pense sincèrement que des choses merveilleuses peuvent arriver quand les gens se mettent à jouer.

Le truc, c'est que les hérauts de la gamification, eux, ne mettent en avant ni la beauté ni le merveilleux des jeux. Sans le savoir sans doute, ils véhiculent au contraire une vision du monde fondée sur une illusion excessivement dangereuse, vendant du fantasme en ignorant complètement la réalité de nos vies quotidiennes. Les auteurs de cette mouvance ne s'en doutent peut-être pas mais les principes qu'ils recommandent ont déjà été utilisés avant eux - par la plupart des régimes totalitaires à vrai dire.

Laissez-moi prendre l'exemple de Jane McGonigal, une enthousiaste pur jus de la gamification. Elle a sorti l'an dernier un bouquin appelé 'Reality Is Broken: How Games Can Change Us' ("La réalité est cassée : comment les jeux peuvent nous changer"), où elle décrit une sorte d'épiphanie qu'elle a expérimenté avec l'essor des mondes virtuels. En effet, en examinant les millions de personnes qui passent des millions d'heures à oeuvrer pour gagner des points et autres succès, elle en a conclu qu'il n'était pas donné aux gens du monde réel autant d'occasions de se sentir aussi satisfaits dans ce qu'ils faisaient IRL ("in real life" pour les philistins) qu'il ne leur était donné dans World of Warcraft. C'est vrai, pour le coup, je suis bien d'accord.

Le problème vient après.

Alors, comment McGonigal propose-t-elle d'introduire des hauts-faits dans notre vie quotidienne ? Un exemple typique est ce qu'elle appelle "Chore Wars" ("la guerre des corvées") : le principe du jeu est simple, les gens y gagnent des points d'expérience virtuels, des trésors et des améliorations lorsqu'ils accomplissent des corvées ménagères. Vous pouvez ainsi gagner dix points de dextérité en passant la poussière, ou cinq points d'endurance en gérant correctement le contenu de la poubelle de recyclage.

C'est un petit exemple a priori charmant : si faire semblant d'être récompensé vous aide à faire vos corvées ménagères, très bien. Le problème, c'est que ce jeu révèle une chose capitale dans l'approche de McGonigal : en fait, elle ne cherche à pas à provoquer un véritable changement comme elle semble le proclamer haut et fort, mais plutôt à opérer un glissement dans notre perception du monde : en réalité, ce qu'elle cherche à faire est, vulgairement, d'ajouter une couche ludique sur notre monde pour simuler ce sentiment d'accomplissement, que les gens souhaitent effectivement.

Elle est complètement à côté de la plaque.

Ce qu'elle omet dans son raisonnement, c'est qu'il y a de véritables raisons, légitimes, pour lesquels les gens se sentent moins accomplis dans leur existence et cela inclut des vérités aussi cinglantes et littérales que le chômage, la stagnation du niveau des revenus, les impôts qui privilégient les riches aux pauvres, etc.

Ce qu'elle recommande revient donc en fait basiquement à proposer aux gens de s'inonder l'esprit de suffisamment d'illusions pour qu'ils ressentent de l'amusement là où il n'y en a pas dans leur existence : dans ce cas, pourquoi ne pas leur donner directement de la drogue pour qu'ils ne remarquent pas à quel point leur vie est misérable ? Je veux dire, avec une petite pilule bleue matrixienne, le problème serait vite réglé. Vous pourriez me répondre que les gens au moyen-âge pensaient de la même façon que plus leur vie était horrible, plus vite ils iraient au paradis - hum, personnellement je pense qu'ils s'en seraient mieux sortis avec assez à manger et un peu de sécurité sociale mais bon, c'est mon côté pragmatique.

Donc voilà, je préfère le dire simplement ici : la gamification n'est rien de plus qu'une idée populiste, qui profite plus à des intérêts particuliers (comme ceux des consultants et autres gourous du marketing) qu'aux gens ordinaires comme vous et moi. Après tout, il ne le paraît pas si étonnant que les firmes privées soient fortement intéressées par l'idée de transformer le monde en un vaste jeu : si on y réfléchit bien, le sentiment d'accomplissement peut valoir bien plus qu'un chèque de paie en fin de mois. Il suffit de voir avec quelle impatience les joueurs de Farmville sont prêts à mettre la main au portefeuille. Dans un monde "gamifié", les entreprises n'auraient plus à nous plaire en proposant un meilleur produit ou des prix plus compétitif. Au lieu de cela, elles n'auraient qu'à mettre en place une structure ludique nous donnant l'impression factice d'être récompensé.

Le pire, c'est que McGonigal va encore plus loin dans le raisonnement. Elle parle ainsi d'une "engagement economy", une économie de la motivation fonctionnant en récompensant les participants par le biais de récompenses intrinsèque au lieu d'une compensation financière. Une telle économie ne fonctionnerait pas sur la base de l'argent mais en payant les participants avec des choses comme des points ainsi que la célébrité d'être en haut d'un tableau de score avec son nom écrit en gros. What the fuck ? Que fumait-elle quand elle a écrit ça ?

Aux yeux de McGonigal, Wikipedia est l'exemple le plus parlant de la gamification : une encyclopédie conçue par ses utilisateurs et capitalisant plus de 100 millions d'heures de travail *gratuit*. Trop fou. Plus d'un capitaliste salive abondamment dans la salle, j'en suis sûr.

Il n'y a certes aucun mal à ce que des gens travaillent bénévolement pour rédiger les entrées de cette encyclopédie mais s'en servir pour proposer un modèle où les émotions positives sont la meilleure récompense possible pour sa participation est soit complètement irréfléchi, soit purement diabolique. Les gens pourraient peut-être se contenter de points mais il faudra les payer pour leur travail, histoire qu'ils puissent se payer à manger et avoir un toit pour les protéger de la pluie...

La gamification commençant à prendre pied de façon plus large dans l'univers du marketing, je ne peux m'empêchant de considérer ses chantres comme terriblement ignorants. McGonigal indique ainsi que la réalité est "cassée" parce que les gens ne s'y sentent pas aussi "épiques" que dans un jeu vidéo. Pardon ? C'est une vision enfantine de la réalité : est-ce que les adultes ont vraiment besoin de faire semblant d'être des super-héros pour donner du sens à leur vie ?

En gros, McGonigal vient de redécouvrir la méthode Coué.

Un dernier exemple du ridicule atteint par McGonigal : en plus de Chore Wars, elle a aussi inventé un jeu appelé 'SuperBetter'. Le principe est simple : en faisant semblant d'être une héroïne à l'identité secrète, elle incita ses amis et proches à l'appeler dans le but de faire leur "rapport de mission". Le but du jeu, selon elle, était de se connecter avec ses proches. Heu, n'aurait-il pas été plus simple de décrocher le téléphone et de les appeler directement ? Pourquoi passer par autant de complications juste pour parler à ses amis ?

Vous voyez le problème de la "gamification".

La vie est une chose complexe et difficile. Si les gens ont besoin d'un peu d'illusion et de roleplay pour encaisser les difficultés du quotidien, très bien. Mais proposer de placer un filtre sur la façon dont nous abordons la réalité est irresponsable. Savoir dissocier l'illusion de la réalité est ce qui définit le sain d'esprit, alors de la à l'abandonner juste pour se sentir mieux...

Comme je vous disais, l'idée fondamentale derrière la gamification n'est pas neuve. Et vous, qu'en pensez-vous ?