La semaine dernière, je vous parlais de la place du choix moral neutre dans les jeux vidéos. Aujourd'hui, je vais continuer à vous parler d'éthique, mais cette fois, je me concentrerai sur le rôle de l'adversité.

Si vous me lisez, vous avez très certainement joué à un jeu vidéo et vous devez donc déjà le savoir : dans un jeu vidéo, le héros, c'est vous. Et eux, ce sont les Méchants. Vous, par votre position de héros, êtes appelé à débarrasser le monde de l'engeance des méchants et du Mal qu'ils représentent (ou du moins, autant que le jeu vous le permettra).

Et voilà : cette simple phrase résume à elle-seule la totalité de la posture morale du monde des vidéo. Le manichéisme.

Même les jeux de style sandbox, à monde ouvert, et qui se vantent de proposer des conflits moins manichéens, finissent par adhérer de près ou de loin à cette ligne morale globale.

Traditionnellement, cette posture morale débouchait sur une finalité qui allait bien au de-là du simple fait de finir le jeu et puis de se flanquer des tapes sur l'épaule : on sauve la princesse, on sauve le monde, ou encore soi-même, et tout cela au nom d'une justification qui nous dépassait.

Puis les choses ont changé.

En fait, c'est tout le paysage éthique du jeu vidéo qui a commencé à changer.

Un changement de paradigme éthique

Dans Modern Warfare 2, vous êtes un soldat dont le simple objectif est d'obéir aveuglément aux ordres. Dans Bioshock, on vous propose des objectifs multiples allant au de-là de suivre les ordres de la voix-off. Les jeux de Rockstar, GTA et Red Dead Redemption, sont connus pour choisir comme pivot scénaristique des événements personnels, qui vont au de-là da la simple alternative Bien / Mal. Dans Braid (une perle à laquelle j'ai jouée récemment), notre quête pour la personne disparue revient à libérer la princesse.

Nous sommes encouragés à relever ces différents défis, tirant, sautant, résolvant des énigmes diverses et variées jusqu'au grand final, avec la certitude que nous sommes sur la bonne piste, progressant au milieu des piles de cadavres et de quêtes accomplies.

Le jeu nous récompense, nous procure une sensation de fierté et d'accomplissement sur nous-mêmes, nos compétences et notre capacité à obéir aux ordres.

Jusqu'au moment précis où l'on se rend compte que ces jeux sont différents des jeux d'autrefois.

La révélation finale de Braid n'est pas que la princesse est dans un autre château. Le plus terrible dans Bioshock n'est pas à quel point les méchants sont prêts à tout pour accomplir leurs desseins. En fait, les moments les plus mémorables de ces jeux sont ceux où l'on découvre notre propre incertitude morale. Et si le but que nous poursuivons dans le jeu - celui pour lequel nous nous battons et faisons tant d'effort - et si ce but n'était pas celui que nous croyions ?

La puissance morale de notre medium

Nous pourrions appeler ces moments de révélation finale comme on les appelle simplement en littérature et au cinéma : des coups de théâtre. Mais je ne pense pas que nous rendions service aux jeux vidéo en faisant cela. En fait, si on se contentait du seul coup de théâtre narré au travers de séquences cinématiques, celui-ci tomberait plutôt à plat, sonnerait creux, et toucherait une couille du joueur sans bouger l'autre, si je puis dire.

Quand on examine un coup de théâtre in situ dans un jeu vidéo, les choses se passent très différemment. Du coup, qu'est-ce qui fait la puissance du coup de théâtre dans un jeu ?

Prenons le cas d'Alan Wake. Le coup de théâtre final est énorme, mais la mise en scène et la façon dont le jeu ignore volontairement les capacités du medium au profit d'une fin cinématique casse complètement l'ambiance et la puissance que la révélation aurait pu avoir. Elle tombe alors à plat - ce qui est du relatif gâchis.

Ce genre de coup de théâtre final fonctionne bien mieux non pas lorsqu'il se contente de surprendre platement le joueur mais lorsque le joueur est largement complice dans les événements révélés. En d'autres mots, la puissance d'un jeu est dans l'interaction, et donc dans les actions qu'il nous fait commettre. Ce que nous sommes et la façon dont nous réagissons aux événements en jeu peuvent du coup y être réintégrés, puis mis en perspective et remis en question, débouchant sur des résultats souvent spectaculaires.

Lorsque je joue à un jeu, j'y joue parce que j'ai envie de participer à ce qui s'y déroule. Du coup, si je me mets à avoir l'impression de regarder un film plutôt que de diriger vraiment les actions du protagoniste, j'ai tendance à sombrer dans l'impatience. Et lorsque le jeu me dévoile enfin son inévitable troisième acte et me demande de m'exclamer de surprise en faisant des "oh" et des "ah", je le fais certe par quasi habitude et parce que c'est ce que le jeu attend de moi - mais aurai-je l'impression que le jeu aura été au de-là de la simple perte de temps ? Il faudra me le demander cinq ans après et à moins que le jeu n'ait été notable pour autre chose que son scénario, il est probable que je ne m'en souviendrai même pas.

Si par contre on me laisse le temps de m'approprier le jeu au de-là de la simple maîtrise de ses commandes pour englober les décisions morales que je pourrais y prendre (que ces choix soient ou non basés sur une mécanique ingame en fait), alors l'expérience ira au de-là des simples frontières ludiques.

C'est en fait cette implication de soi qui fait qu'un jeu aura ou non un impact sur nous.

Tel jeu signifiera quelque chose pour moi parce qu'il aura fait de moi une partie intégrante de son univers et parce qu'à mon tour j'ai accepté d'en faire une part de moi-même. Nous ne jouons plus simplement à un jeu, nous vivons au travers d'eux. Ce sont les jeux comme ceux-là qui deviennent de grands classiques.

Les techniques du coup de théâtre moral

Les jeux peuvent nous permettre d'expérimenter des dilemmes moraux de façons très diverses. Certains nous appâteront et nous plongeront dans un faux sentiment de sécurité concernant nos a prioris moraux pour finalement les remettre en question vers la fin du jeu.

Bioshock illustre bien cette technique : alors que le jeu a passé tout son temps à gagner notre confiance, nous découvrons finalement que nous n'avons fait qu'obéir aveuglément aux ordres. Nous avons agi en faisant confiance à la narration du jeu et en pensant que suivre simplement le gameplay nous conduirait à la victoire finale, et morale. ET en fait non : à la fin, le jeu trahit notre confiance, non sans laisser une forte impression sur notre esprit.

De nombreux jeux ont déjà accompli cet exploit par le passé, et ej serais injuste de ne pas les mentionner, mais je pense que ce n'est que récemment qu'ils ont commencé à nous remettre en question, nous joueurs, au niveau de nos certitudes morales, et ce par des méthodes que je qualifierais de remarquables plutôt que dangereuses.

L'exemple de Mortal Kombat dans le genre des jeux de combat est intéressant : ce jeu a volontairement choqué en montrant votre personnage arracher la colonne vertébrale de son adversaire alors que jusque là, les conventions du genre faisait qu'on se contentait de l'assommer et de gagner par K.O. Non, désormais, on devait gagner en tuant. Et ce choc est resté dans les mémoires, pour le meilleur ou le pire, je en saurais dire.

Cette technique utilisée par Moral Kombat est classique, c'est celle de l'électrochoc - et assez tristement devrais-je le dire, c'est sans doute celle qui est le plus utilisée dans les jeux vidéo actuels, sous l'impulsion certainement de la surenchère.

Notez : il est en effet important de savoir que ce qui nous choque, ce n'est pas simplement la vision du sang, c'est une contradiction violente de notre vision du monde. Les jeux peuvent donc nous choquer en se confrontant donc à cette vision et en l'attaquant. C'était sous cet aspect que les jeux vidéo se firent connaître dans les années 90, et autant dire qu'ils continuent d'en traîner les casseroles, vu l'insistance qu'ont les détracteurs des jeux vidéo à ressortir des exemples de cette période.

Cela dit, l'électrochoc n'a pas forcément besoin d'être violent et subversif. Le final de Bioshock n'est pas parfait, mais il nous a incité à réfléchir sur notre propre système moral, et sur notre stupide propension à obéir aveuglément plutôt qu'à réfléchir un peu plus sur nos actions. Pareil pour Modern Warfare 2. Ces jeux brisent l'état de stupeur dans laquelle nous nous plongeons pour nous inciter à repenser ce que nous considérons comme la vérité, au de-là du prêchis-prêchas propagandiste.

Evidemment, le choc moral n'est pas la seule technique que peuvent employer les jeux vidéo. Dans un jeu comme Red Dead Redemption, l'accent n'est pas mis sur le bien et le mal mais remet en question nos priorités. La passivité de James Marston, le protagoniste, les individus horribles qu'il sert tout au long du jeu, la beauté vierge des environnements naturels et la fin surprenante ne servent qu'à nous déplacer d'une trinité Action/Mort/Destruction à une autre plus positive, autour de l'amour familial et de la beauté du monde.

C'est ce genre de petits coups de coude subtils nous incitant à nous remettre en question que je trouve le plus intéressant.

Enfin bon, que cela soit par des moyens subtils ou volontairement fracassants dans un coup de théâtre à l'avant-dernière minute, les jeux ont donc cette propriété unique d'aller plus loin encore que les autres media dans le questionnement moral, en suscitant la réflexion là où ces derniers n'y parviendraient pas. C'est tout un nouveau paysage de découverte éthique et philosophique qui s'ouvre à nous lorsque nous pourchassons les vilains méchants par monts et par vaux sous les traits du vaillant héros.

On voit souvent la communauté des joueurs comme une masse d'automates sans âme, attendant le prochain numéro de Call of Duty pour mitrailler leurs potes. Malgré tout, je n'y crois pas. Les jeux nous permettent d'aller bien au de-là de cela en nous questionnant sur ce que nous définissons comme un héros : qu'en pensez-vous ?