Le premier chapitre d'Allegro des lames. Bonne lecture! ;-)

 

1. Loup.

 

Depuis quelques jours le froid avait envahi les rues de la ville. Quelques rares flocons chahutaient avec le vent du nord. L'hiver étendait ses bras glacés sur le pays, la neige recouvrirait le sang versé avant la nuit. Un homme capé était agenouillé devant une tombe dans le cimetière de Castelcroc, la cité des Larmes. Une tombe sans fleur, une tombe sans corps, juste un symbole, un souvenir lointain.

Des murmures dans les arbres centenaires. L'homme se releva brusquement, se saisit d'une petite dague, s'entailla la main en marmonnant quelques mots inaudibles. Quatre ombres tapies derrière lui tendirent l'oreille prêtes à jaillir. L'attaque fut fulgurante. La première ombre tomba, la gorge tranchée. Les trois autres prises de panique se précipitèrent dans le dédale des vieilles pierres. Elles tombèrent une à une, sans avoir pu crier.

L'homme fouilla les corps et récupéra quelques pièces. 

Calmement il retourna vers la tombe, serra sa main lacérée pour en faire couler le sang. Un filet pourpre glissa sur la croix et s'insinua dans les lettres gravées, un nom perdu apparut.

- Le serment que je fais ici ne peut être rompu. Dorénavant mon nom sera Loup.

 Le désir de vengeance le rongeait de l'intérieur, il fallait ôter cet acide qui coulait dans ses veines. Peut-être en mourrait-il mais son choix était fait.

Loup fit volte-face et leva les yeux vers le ciel. Il ramena sa capuche sur ses cheveux.

Des milliers de flocons dansaient autour de lui. Dans quelques heures, les cadavres seraient couverts, les tombes disparaîtraient. Le sang aussi. 

Il aimait la neige.

Il sortit du cimetière et se faufila dans les rues étroites et sombres. Les pâles lueurs des lampadaires semblaient flotter dans le déluge blanc.

La taverne de l'Ours Endormi se situait dans un quartier peu animé de Castelcroc. On n'y venait jamais par hasard. Le tavernier était un vieil ami, un ancien voleur reconverti. Sa bière était la meilleure de la cité et son ragoût était réputé jusque dans les Terres Brûlées du sud.

Il entra, secoua ses vêtements. L'endroit était désert. La plupart des tables étaient disposées autour d'un grand feu qui brûlait avec force au centre de la pièce. Plus loin dans le fond, le comptoir avec derrière une silhouette familière.

Yian l'accueillit chaleureusement, comme toujours, une accolade bourrue, un rire tonitruant et un regard bienveillant. C’était un grand gaillard de deux mètres, le visage rond caché sous une barbe énorme et des sourcils broussailleux grisâtres qui trahissaient son âge vénérable. Ils s'installèrent à une table près de l'âtre.

- Depuis le temps ! Quelles sont les nouvelles?

- Mauvaises. 

Le regard de Yian se fixa sur la main bandée de son ami, posée sur le table.

- Tu t'es donc décidé. 

- Ca me ronge. Il faut que j'en finisse.

- Tu en mourras.

- C'est possible.

- Je suis ton ami, je devrais essayer de t’en dissuader…

- Mais tu ne le feras pas.

- Exact. Mais ne compte pas sur moi pour désespérer ! Son rire résonna dans l’auberge. Donc c’est peut-être la dernière fois que l'on trinque ensemble! Buvons jusqu’à l’aube et peut-être qu’il te poussera du poil sur le torse petit!

Le vieil homme ramena deux pintes. Les verres s'entrechoquèrent et la bière coula sur leurs mains.

-A ta vengeance!

Loup inclina la tête en signe d'acquiescement. Et les deux hommes étanchèrent leur soif. Un bref silence et Yian parla.

- J’ai bien connu ton père. 

Loup sourit.

- Je m’en suis toujours douté. Comment l’as-tu rencontré ?

- Comme tu le sais je n’ai pas toujours été aubergiste. J’ai longtemps gagné ma vie en détroussant des voyageurs.  Et c’est ainsi que j’ai rencontré ton père.

Loup ricana.

-Je suppose que cette journée fut difficile !

- Oui c’est vrai. C’était un sacré  gaillard ton paternel, fort comme un taureau. On s’est battu pendant au moins une heure. J’ai perdu.

- Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé ?

- Je suis en train de le faire. Il lui fit un clin d’œil. 

- Ton père venait souvent ici avant sa mort. C’était un ami. J’appréciais sa franchise et son honnêteté sans doute parce que ce sont des vertus que je n’ai jamais possédé. Loup sourit. 

-Un jour il m’a demandé de jeter un œil sur toi à sa mort. Il savait qu’il ne te verrait pas vieillir.

- Tu étais à son enterrement ?

- Oui et non,  je n’étais pas très loin ce jour-là. Je ne suis pas très cérémonie. Et puis les années ont passé, de client tu es devenu un ami, maintenant un fils. 

- Merci Yian, je… Le tavernier le coupa

- Changeons de sujet! Je vais commencer à déprimer. Te souviens-tu du troll de la Vieille Forêt?

- Encore cette histoire à dormir debout.

- C'est une histoire vraie! J'ai encore la cicatrice! Il toucha son crâne à la recherche de sa vieille blessure

- C'est marrant j'ai eu une autre version, une partie de cartes où tu aurais triché.

- Des mensonges! Sur la tête de ma femme !

- Depuis quand as tu une femme ?! 

Ils se mirent à rire. Ce n'était pas une simple soirée de retrouvailles, c'était aussi une soirée d’adieux.

Les bières s’enchaînèrent, au rythme des histoires incroyables de Yian.

La nuit était profondément installée et les deux hommes avaient fini par s'endormir à même la table.

Loup s'éveilla, la bouche sèche. Les cendres du feu scintillaient dans la pénombre de la taverne. Le froid s'était installé. Il se leva, secoua Yian, une fois, deux fois. Quelque chose n'allait pas.

-Yian réveilles toi! Mais le vieil homme ne s’éveilla pas. Il ne s’éveillerait plus. Sa gorge était tranchée d'une oreille à l'autre.

Loup recula vivement. Son esprit ne parvenait pas à réaliser. C'était un cauchemar. Il allait se réveiller. C'était impossible. Il tituba. Des silhouettes vaporeuses tournaient autour de lui. Il dégaina son épée mais la perdit aussitôt enlevée par une ombre. Une douleur intense dans le bras le fit grimacer. Il fut jeté à terre violemment. Sa tête percuta le sol de la taverne. Le sang coula sur ses lèvres. Son dos fut lacéré. Il allait mourir. Il ne pourrait se venger, il ne pourrait le pleurer. Des cris, puis le silence l'enveloppa. Un silence de mort.