Le cinéma est, encore aujourd'hui, le support dominant pour nous raconter des histoires. À partir de là, certains de ses codes deviennent pour chacun d'entre nous très familiers, tout comme nombre de ses effets. Seulement, si on peut dans une certaine mesure s'inspirer d'un art pour en nourrir un autre, il faut aussi piocher les bonnes choses tout en délaissant ce qui ne convient pas.

La littérature, comme le jeu vidéo, a parfois tendance, malheureusement, à vouloir raconter ses histoires "comme au cinéma", en oubliant à la fois les vertus propres à son support, et en apportant des effets qui tout simplement ne fonctionnent pas en dehors du grand écran, ou alors qui fonctionnent mal.

Un exemple en littérature

Imaginons une scène de cinéma assez ordinaire. Nous voyons des braqueurs arrivaient en voiture près d'une banque, certains entrent et commencent à menacer les clients, tandis qu'un autre, nerveux, attend dans la voiture en surveillant les alentours. En parallèle, grâce au montage, nous assistons également à l'opération de police qui cherche discrètement à les prendre en flagrant délit. Nous n'assistons donc pas à une seule intrigue, mais deux, et donc, en me répétant, à un montage parallèle. Ça fonctionne très bien, c'est tout à fait lisible. La scène au cinéma, en général, fonctionne.

Dans un roman policier, cette scène aura tendance à être écrite en petits paragraphes d'une dizaine de lignes chacun, alternant entre le point de vue des braqueurs et des policiers, un peu à la manière de mon article. D'une part, visuellement, ces morceaux de paragraphes séparés d'un espace blanc sur la page ont quelque chose d'inesthétique dans un roman, et brisent la continuité du chapitre. On perd la fluidité du montage de cinéma. D'autre part, on comprend l'effet que cherche à produire l'écrivain, mais on ne le ressent pas, tout simplement parce que ce type de montage n'est pas approprié à une histoire sur papier.

En somme, on perd le savoir-faire du roman parce qu'on cherche à raconter une histoire à la façon du cinéma. Seulement, le cinéma a pour lui, depuis toujours, l'image qui fournit quantités d'informations muettes, mais aussi les bruitages, les accents des personnages, la musique, la couleur qui parfois varie de manière significative. Le cinéma, c'est l'accumulation en parallèle d'informations de types variés. Le roman, ce n'est que l'écriture, ses signes de ponctuation et ses non-dits. Il étale ses informations, il installe ses scènes.

Un roman peut décrire pendant une demi-page, ou plus, ou moins, un sentiment, une émotion, un personnage. Le cinéma ne peut pas faire cela, il doit être économe temporellement parlant. L'espace dans le roman et le cinéma n'est pas du tout le même.

Mais il semble aujourd'hui, souvent, que de nombreux romanciers perdent le savoir-faire du roman, d'où d'ailleurs l'adaptation cinématographique facile, car il suffit de mettre en images. C'est au fond moins des romanciers que des scénaristes.

Je me limite à un exemple pour la littérature, car il est simple et assez parlant. Mais on trouve quantité de pertes du savoir-faire aussi dans les descriptions, l'écriture. On oublie la saveur et la sonorité des mots, la fluidité des phrases. Je relisais Maupassant hier, et je trouve cela étrange que les écrivains populaires d'aujourd'hui, les écrivains qui vendent le plus, ne savent souvent pas du tout écrire, quand à l'époque, les écrivains lus étaient Zola, Hugo, Dumas, Balzac, et lus non pas seulement par une élite intellectuelle, mais lus tout simplement. On peut légitimement ne pas aimer ces auteurs, mais eux savaient leur métier.

Concernant le jeu vidéo

Le jeu vidéo se cherche encore dans la façon de raconter des histoires. En ce moment, c'est, en grande partie, à la façon du cinéma.

Le jeu vidéo souffre de limites temporelles variées. D'abord, au niveau de l'espace temps, il ne peut pas se permettre de trop s'étaler au risque de déséquilibrer l'harmonie entre scénarisation et phases de jeu. Il cherche à grignoter du temps en nous proposant des cinématiques interractives de toute sorte, mais souvent, au lieu d'en raconter plus, il ne fait que ternir le gameplay.

Ensuite le temps dans l'histoire du jeu. En dix minutes au cinéma, vingt ans ont pu passer. En dix minutes de cinématiques dans Metal Gear Solid, on assiste toujours à la même scène (je simplifie, évidemment, pour être plus clair), parce que notre aventure est majoritairement linéaire dans le temps. L'histoire n'avance donc pas de la même façon, et souvent d'ailleurs, les jeux ont tendance à moins faire avancer une histoire qu'à nous en expliquer le background à travers les personnages et d'autres moyens. Inception ou Matrix peuvent faire les deux, nous expliquer ludiquement le principe du film tout en développant les personnages. Ils ont le temps de le faire, et un roman en aurait encore plus. Le jeu vidéo ne peut faire la même chose qu'assez laborieusement, en nous noyant sous une tonne d'informations via des e-mails à pirater ou des enregistrements sonores souvent peu agréables à consulter.

Encore une fois, le problème du jeu vidéo est de vouloir raconter des histoires "comme au cinéma". Au niveau formel, il peut le faire, et il le fait parfois très bien en s'inspirant de la mise en scène propre au 7ème Art. Mais le jeu vidéo ne peut tout simplement pas raconter en, disons 45 minutes de cinématiques sur tout un jeu, ce que raconte un film avec souvent une bonne heure de plus, sans devoir sacrifier sur le temps et la qualité de l'ensemble, en somme sans tomber dans la caricature et l'approximation.

À vouloir nous raconter absolument tout le far west, Red Dead Redemption nous présente trop de situations et trop de personnages pour que la trame reste cohérente et tout simplement vraisemblable. C'est la même chose avec Grand Theft Auto 4. Et là je parle de jeu avec une grosse scénarisation, alors imaginez ceux qui ont moins de durée de vie et donc de temps.

La quantité prime sur la qualité, probablement moins par manque de talent que d'absence de choix judicieux et de savoir-faire. Si Shadow of the Colossus possède cette aura auprès des joueurs (aura agaçante  parfois), c'est parce qu'il a pris sur lui d'en raconter le moins possible, mais de le raconter le mieux possible, en utilisant les codes propres au jeu vidéo.

Au fond, c'est peut-être notre culture envahissante du cinéma qui nous fait perdre notre esprit critique et créatif dans les domaines du livre et du jeu vidéo. À vouloir restranscrire l'expérience cinématographique telle quelle, tout en la travestissant avec des mots ou des morceaux de gameplay, on perd sa propre identité, ses forces, ses qualités. En somme, si je devais donner un conseil au jeu vidéo, ce serait celui de Nietzsche :"Deviens ce que tu es".