Tetris fut créé en 1984 par Alexei Pajitnov, à l'époque chercheur à l'Académie des Sciences de l'URSS. Aujourd'hui il s'est écoulé environ 170 millions de Tetris à travers le monde, ce qui est à la fois stratosphérique, mais également très surprenant étant donné le contexte de sa sortie.

Le jeu de Pajitnov mit 3 années à sortir des frontières soviétique pour arriver sur le marché américain, et en 1991, comme de par hasard, Alexei Pajitnov émigre aux Etats-Unis...

Bien avant la chute du Mur de Berlin, ce scientifique de la "Mère Patrie" a réussit à faire du business avec l'opposant de la Guerre Froide, pour se dépêcher de filer aux USA une fois le Mur tombé... Il est également important de souligner que les droits de Tetris n'ont appartenu à l'Académie des Sciences de l'URSS, que deux ans, avant d'appartenir à un éditeur Anglais (Mirrorsoft). Voilà donc un chercheur soviétique qui a tout fait pour s'affilier au système capitalisme, et avec la réussite que l'on connait.

Après cette observation, il me parait assez intéressant de chercher dans le jeu lui-même, la volonté implicite (ou pas) de Pajitnov, à s'échapper de ce système dogmatique. 

Dès le départ, il y a un paradoxe lorsqu'on "joue à Tetris", car Tetris n'est pas un jeu amusant. Il est frustrant, nerveux, et incontestablement addictif. Tetris crée en l'individu qui l'utilise, une force d'attraction et de nervosité élevée. Tetris parviendra à la fois à vous frustrer, tout en vous donnant envie de continuer. De plus, vous n'obtenez aucune récompense ni satisfaction dans la réussite, car vous n'aurez pas le temps d'en jouir. En effet il vous sera impossible de profiter de votre dextérité, car les niveaux s'enchaînent à un rythme martial, ne vous laissant pas savourer le goût de la réussite personnelle. Dans cette recherche maladive de l'uniformité, à devoir empiler des "pièces" de tailles et de formes différentes, pour en faire des Lignes identiques, Alexei Pajitnov nous parle de la puissance écrasante de l'appareil communiste, qui éradique toute idée d'individualisme, de pensée personnelle, et fait se plier les "pièces" récalcitrantes pour les faire rentrer dans le rang (la ligne). Afin de protéger et de maintenir ce système autarcique, il est primordial de cloisonner cette pensée, pour l'empêcher d'être polluée par les idéaux extérieurs. 

Ainsi, avec son concept, en utilisant même les limites de l'écran pour approfondir son propos, Pajitnov nous peint le monde dans lequel il vit, cet outil qui fait naître en lui à la fois l'attraction et la répulsion. Un concept d'une force implacable, mais qui ne procure aucune satisfaction personnelle, qui casse les différences sous peine de mort. Tetris sacrifie donc toute velléité narrative sur l'autel de la métaphore, de la protestation implicite, de la plainte pixelisée; en résumé : une contestation avant-gardiste. 

 

Mais le véritable génie de Tetris vient de son discours universel, bien au delà des idéaux politiques. Car de manière plus viscérale, Tetris nous parle de nous-même, de notre faculté à nous projeter vers l'avenir, et d'ordonner notre vite. L'obligation pour le joueur d'appréhender les prochaines pièces prêtes à tomber, le calme nécessaire pendant la chute pour trouver à la fois le bon emplacement, et la bonne forme à marier. Affronter chaque obstacle de la vie avec calme et analyse, sous peine de se retrouver submergé par les soucis et d'en succomber. Grâce à de simples formes géométriques, Alexei Pajitnov arrive à toucher notre subconscient, notre sensibilité universelle, notre humanité. 

Finalement Tetris nous parle de notre propre mortalité, et de notre vaine lutte pour contrer l'inéluctable. Car la grande majorité des parties de Tetris se finit par un Game Over, rares sont les joueurs capables de terminer Tetris. Et quelle est la récompense? Une fusée qui s'envole vers le ciel.. Votre dernier trajet, vers le Paradis? Tout du moins le départ de la Terre et de cette succession d'obstacles et de difficultés. 

 

En parvenant à exiler son message hors des frontières rouges, Alexei Pajitnov nous parle de sa vie, de la notre. Il fait remonter en nous des idées primaires, des sensations presque instinctives. La peur de la mort, cette force d'uniformité qui nous accable chaque jour, mais également notre volonté instinctive de survie. On peut voir en Tetris plus qu'un jeu de puzzle, et c'est peut être l'origine de son succès planétaire. Tout comme certains récits mythologiques qui parlent au plus grand nombre (le récent Avatar en est un bien bel exemple), la Complainte de Pajitnov trouvera écho dans les générations futures, et ce bien après sa disparition, et la notre. Une Oeuvre maîtresse à conserver et à communiquer.