Comment définir l'art ?

 

Avant de répondre à cette question, il faut distinguer deux formes d'art. Il y a une forme destinée à tous, que chacun peut appréhender, et une autre destinée aux initiés, c'est-à-dire qu'il faut développer un goût pour la chose pour être capable de la savourer, ou au moins avoir une prédisposition. En somme, toute personne sachant lire peut dévorer Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas, par contre apprécier à sa juste valeur Marcel Proust demandera un peu d'effort.

 

Bien entendu, ces deux formes ne sont pas pures, il y a quantité d'intermédiaires, des romans à plusieurs niveaux de lecture, de grands films qui ont connu un très bon succès populaire. De même, si nous n'écoutons pas forcément de l'opéra ou de la musique classique, nous connaissons et apprécions souvent certaines pièces grâce aux bandes originales des films, ou encore grâce à la publicité.

 

L'art des initiés ne se destine pas à une élite quelconque, mais tout simplement à des personnes prêtes à donner un peu d'elles-mêmes pour satisfaire leur appétit de découverte et leur curiosité. Il est d'ailleurs assez facile d'illustrer cela ; il y a quantité de films qui nous intéressent vers la vingtaine, sur lesquels nous n'aurions pas porter notre attention quelques années auparavant. L'art des initiés, c'est en somme apprendre à voir et reconnaître des choses qui ne sont pas évidentes pour tout le monde.

 

Il y a deux préjugés à combattre sur l'art, celui des ignorants, et celui des intellos. Les ignorants auront tendance à dénigrer ce qu'ils ne comprennent pas, probablement par frustration. Le Rouge et Le Noir de Stendhal ? Beaucoup de bruit pour rien, tout au plus un gros pavé illisible. Les intellos font la même chose, mais vers le bas pour se croire appartenir à une élite. Harry Potter ? Ça ne vaut rien du tout ! Comment je le sais ? Pas eu besoin de lire les romans, c'est tellement évident ! Je retourne à mon Stendhal ! Ce sont surtout ces intellos qui donnent l'impression que l'art est un titre de noblesse, tandis que les ignorants laissent croire que l'art, ce n'est au fond pas grand-chose, tout en s'empressant de donner ce titre à tout ce qu'ils aiment !

 

En fait, pour apprendre à apprécier l'art, il faut d'abord posséder une certaine humilité, être capable de se dire qu'on ne possède pas forcément (pas encore du moins) les outils nécessaires pour comprendre telle ou telle oeuvre. Il faut apprendre à connaître ses limites. On peut rester étranger à certaines formes d'art (moi c'est la peinture contemporaine), et alors décider de suspendre son jugement sur ce que l'on ne comprend pas, ou comprend mal. 

  

Aux origines de l'art pictural et du cinéma 

 

On parle souvent de l'art comme une représentation, notamment lorsqu'on dit "représentation théâtrale". C'est peut-être le mot "représentation" qui dès le départ ne convient pas pour définir l'art.

 

La notion d'art est absente de la préhistoire, pourtant les hommes préhistoriques ont dessiné sur les parois des grottes. On trouve différentes théories contradictoires pour expliquer les dessins dans les grottes, mais les spécialistes se rejoignent sur un point essentiel ; les dessins ne sont pas des représentations, mais des présences. C'est un art de l'apparition, et non de l'apparence, comme une statue de dieu en Inde ne représente pas le dieu, mais est ce dieu sous cette forme-là. Certains dessins des grottes représentent des animaux à huit pattes. Ces animaux ont réellement existé ; c'est la première retranscription du mouvement, l'origine du cinéma. J'ai parfois lu, dans des théories de joueur comparant le jeu vidéo et le cinéma, que le cinéma, lui aussi, était un gadget technologique à ses débuts, avant de devenir un art. Un des premiers "films" est un cheval qui court. Ça n'est certes pas d'un grand intérêt artistique, et cela attire la curiosité légère de n'importe quel badaud. Mais il me semble évident que la même motivation est la même chez les hommes préhistoriques et les pionniers du 7ème art ; capturer le réel. Pourquoi ? Alors ça, c'est une vaste question sur laquelle je n'ai aucune idée.

 

Mais bientôt, on en vient à raconter des histoires, à trouver une utilité à notre trouvaille. On donne une forme à ce qu'on vient de capturer. D'abord par la peinture, ensuite la sculpture, puis la littérature, la photographie, le cinéma, par la chanson (par la musique par contre, c'est un tout autre débat...). Et avec le temps, cette recherche s'affine, se perfectionne. Il suffit de comparer le degré de réalisme des films d'aujourd'hui à celui des années trente pour le constater. On donne forme, à travers l'image du cinéma, avec des cadres choisis, à travers le chapitrage des romans, le style de l'écriture, et des symboles évocateurs, à ce réel capturé. D'où cette impression parfois, même en sachant qu'on ne regarde qu'un film ou qu'on ne lit qu'un livre, que c'est réel. 

 

Si on accepte comme possible cette définition de l'art, il faut d'abord différencier les oeuvres cherchant (inconsciemment ou non) à capturer le réel et à lui donner forme, et les oeuvres d'imagination. Tolkien n'auraient donc pas produit d'oeuvres d'art, mais des oeuvres basées sur l'imaginaire. Ce qui n'enlève rien à ses talents de conteur.  Bien entendu, les deux formes, encore une fois, ne sont pas pures, il y a ici aussi des intermédiaires. Molière fait parler une statue dans Don Juan, Shakespeare a souvent recours à des sorcières. Il y a certaines formes de poésie et de peinture qui vont très loin dans l'abstraction.

 

Maintenant, il faut se demander une chose pour savoir s'il y a des oeuvres dans le jeu vido ; est-ce que le jeu vidéo, dès sa naissance, a cherché à capturer le réel ?

 

Le jeu vidéo et les limites du réel

 

Lorsque notre personnage se fait arrêter par la police dans Grand Theft Auto, il ne va pas en prison. Peu importe le crime d'ailleurs, un vol de voiture ou un massacre d'innocents civils dans un parc, c'est pareil. Après son arrestation, notre héros ressort quinze secondes plus tard d'un commissariat. Lorsqu'il meurt, il ressuscite à l'hôpital. Pour guérir de ses blessures, Chris Redfield mange des plantes, Nathan Drake se cache quelques secondes histoire de récupérer, et l'un des derniers Prince de Perse n'a même pas à s'inquiéter de sa santé.

 

Les jeux vidéo sont bourrés d'invraisemblances de ce type. L'univers lui-même est limité en possibilités ; nos grenades ne font pas toujours des trous dans les murs, nous sommes parfois bloqué par une barrière nous arrivant seulement à la taille, John Marston a une allergie mortelle à l'eau. À cela s'ajoute d'autres limites. Dans un jeu vidéo, le scénario et le gameplay sont sans cesse en conflit. On peut tuer des centaines de méchants lors des phases de jeu, et être kidnappé juste par deux ennemis lors d'une cinématique.

 

Cela fait partie du contrat. Le joueur accepte, jusqu'à un certain point qui est personnel à chacun, cet état de fait. Malgré tout, lorsqu'il s'agit de se demander si tel jeu est une oeuvre d'art, les joueurs ont tendance à ne jamais considérer le jeu dans son ensemble. Souvent, le gameplay disparaît de la donne. Le jeu est une oeuvre d'art pour "son scénario, son univers". On oublie donc souvent de considérer le gameplay et toutes sortes d'autres limites quand on parle d'oeuvre d'art du jeu vidéo ; c'est à la fois curieux et révélateur. Curieux, car au fond, pourquoi jouer aux jeux vidéo si le gameplay importe si peu ? Quel intérêt de parcourir des mondes si un peu de difficulté nous rebute, et si on joue seulement, ou en grande priorité, pour l'histoire ? Les romans sont faits pour ça. Les films sont faits pour ça.

 

La plupart du temps, lorsque nous faisons l'éloge d'un scénario de jeu vidéo, il n'y a en fait aucun critère solide pour étayer un tel point de vue. Il y a tellement de trous, d'invraisemblances, d'incohérences, d'exagération, de caricature, d'approximation, de situations illogiques, que ce qui paraîtra réussi à l'un semblera ridicule aux yeux d'un autre. On peut trouver Red Dead Redemption formidable d'un point de vue scénaristique, on peut tout aussi bien se pencher d'un peu plus près et constater que rien ne tient la route du début à la fin. Pour ceux qui aimeraient en savoir plus à ce sujet, voilà un article exhaustif : https://www.gameblog.fr/blogs/upselo/p_8545_red-dead-deception-john-marston)

 

Si en plus on compare Red Dead Redemption à certains westerns de cinéma, là ça devient littéralement la catastrophe. C'est ici que l'oubli des limites du jeu vidéo est révélateur. En somme, le jeu vidéo, c'est mieux que le cinéma selon certains, mais si quelqu'un pointe certaines limites citées plus haut, alors on rétorque comme une évidence :"Ben oui, mais c'est du jeu vidéo !". Le joueur se place de telle façon qu'il gagne, ou croit gagner, sur tous les tableaux. Il n'a pas de position fixe, il change d'angle de tir quand cela l'arrange. Il pardonne chez le jeu vidéo ce qu'il critique au cinéma. On en trouve certains qui n'aiment pas les blockbusters débiles au cinéma, mais qui en raffolent dans les jeux vidéo (en ne les trouvant pas débiles d'ailleurs), position que personnellement j'ai vraiment beaucoup de mal à comprendre, d'autant plus quand on cherche à mettre cinéma et jeu vidéo sur le même piédestal.

 

Le but premier du jeu vidéo a été de nous divertir, et de nous opposer "à...". C'est une forme aboutie des jeux de société. Le jeu vidéo, au fond, c'est un challenge qui prend forme sur notre écran de télévision ; il prend forme dans une histoire, avec un style graphique particulier, des personnages, et grâce à ce gameplay qu'on se plaît tant à oublier. Le jeu vidéo est un tout imparfait, bâtard, hybride, qui cherche sans cesse un équilibre entre virtuel et réel (ou vraisemblable selon les jeux) qu'il ne trouve jamais vraiment. Certains n'aiment vraiment pas le nom du jeu vidéo, et préfèrent lui trouver des sobriquets plus avantageux socialement. Média interactif, entre autres. Et c'est là aussi un préjugé assez fatigant. D'un côté, l'art comme titre de noblesse, de l'autre le jeu comme relégué à l'enfance. Pourtant, le jeu s'adresse à tous les âges (pas toujours son contenu, par contre), il a une diversité extraordinaire ; on joue pour l'exaltation légère des jeux de scoring, tout comme on joue de manière plus sérieuse à des jeux réclamant de la réflexion. La plupart du temps, les joueurs ne sont pas hilares, ils sont concentrés.

 

Nous divertir n'empêche aucunement au jeu vidéo d'avoir d'autres qualités, des histoires profondes, des univers fouillés qui nous donnent envie d'aller plus loin, jusqu'au bout. Je dirai même que plus le travail artistique est de qualité, plus le jeu est agréable à parcourir. Et nous sommes en train de perdre cela au profit d'une reconnaissance illusoire. Prisonnier du prisme de ses préjugés, le jeu vidéo d'aujourd'hui a des aspirations culturelles et délaisse de plus en plus le ludisme. Le jeu vidéo n'a jamais été, depuis sa naissance, d'une telle médiocrité, alors qu'il a les moyens technologiques de son aboutissement. En délaissant ce qui fait sa force, en s'aventurant sur des territoires où il devient infirme, le jeu vidéo ne devient pas un art, tout comme un nain ne devient pas une personne dans la norme en se faisant étirer les membres (j'avais vu un reportage là-dessus il y a quelques années). Le jeu vidéo commence même, avec la disparition progressive du challenge, à ne plus être du jeu vidéo. C'est ce qu'on appelle, je crois, une crise identitaire.