Mikaveli : Vous avez une formation d'arts plastiques et avez enseigné à l'université de la Sorbonne pendant 5 ans. Même en ayant participé à des expositions multimédia dans les années 80, rien ne vous prédestinait à devenir game designer ? Quel a été le déclic ? Est-ce un jeu en particulier ou bien l'évolution du média ?

Eric Viennot : Cela s'est fait par étapes. Je me suis d'abord intéressé à l'image numérique et à la 3D. Venant des arts plastiques j'y voyais une nouvelle forme d'expression visuelle, un champ ouvert de nouvelles possibilités graphiques. Progressivement je suis devenu directeur artistique. Au début des années 90 j'étais en contact avec plusieurs éditeurs multimédia pour lesquels je créais des packagings, différents supports de communication, avant de m'occuper de l'interface de certaines productions. Puis j'ai compris qu'on pouvait créer des univers animés et même des histoires grâce à ce nouveau média. L'envie de raconter des histoires est au départ de ma première création l'Album secret de l'oncle Ernest, un jeu d'aventure destiné aux enfants. Pour cela, je me suis plus inspiré de films (Mon oncle, l'Homme de Rio, les Aventuriers de l'arche perdue...) et d'univers romanesques (Jules Verne, Hergé, Stevenson...) que de jeux vidéo. J'ai commencé à devenir moi-même joueur assez tard, en jouant notamment avec mon fils qui a aujourd'hui 11 ans.

M : Le studio Lexis Numérique a-t-il été fondé dans le but de créer des jeux vidéo ? Votre premier projet vidéo ludique, l'Album secret de l'oncle Ernest, est sorti en 1998, soit huit ans après la fondation du studio. Vous avez participé à de nombreux projets multimédia entre-temps. N'était-ce pas la fonction première du studio, la réalisation de projets multimédia ?

E.V. : Une rencontre a été déterminante dans la création de Lexis Numérique : celle de José Sanchis, devenu mon beau-frère et associé. Ingénieur de formation, il a eu très tôt l'esprit d'un entrepreneur et m'a poussé à créer Lexis avec lui. Nous nous sommes réparti les tâches ; à lui la gestion de la boite et la partie commerciale, à moi la création et la production. Au départ, nous étions effectivement un studio de création d'images numériques d'où notre nom Lexis (comme un lexique) numérique. Puis, logiquement, José étant informaticien, nous avons intégré le développement informatique à nos prestations de créateurs d'images. Il s'agissait de pouvoir créer un programme multimédia de A à Z sans dépendre d'intervenants extérieurs. Dans le milieu des années 90 il y a eu ce phénomène du multimédia culturel qui nous a permis de nous lancer dans la production. Mais j'ai très vite été attiré par l'univers du jeu qui me paraissait davantage préoccupé par l'expérimentation formelle et la narration ; en gros, j'y voyais l'entertainment de l'avenir.

M : Votre première création vidéo ludique, l'Album secret de l'oncle Ernest sur PC, un jeu d'aventure point'n'click clairement orienté vers les plus jeunes, n'est pas considéré par la critique comme un jeu vidéo. Alors que s'en est manifestement un. Il est considéré comme étant un vulgaire logiciel, ce qui est pour moi le pire affront qu'on puisse faire à un jeu vidéo. N'est-ce pas dû au fait qu'il s'adresse aux plus jeunes ? Comment le qualifieriez-vous ? Pensez-vous qu'il s'agisse d'un jeu vidéo ou d'un logiciel ?

E.V. : Cette question me fait énormément plaisir parce que pour moi effectivement l'oncle Ernest est un vrai jeu ! Un petit jeu (il se termine en 5 ou 6 heures) mais un vrai jeu, très différent de la plupart des logiciels ludoéducatifs de l'époque. Réalisé en programmation objet, il contient même pas mal de principes qu'on retrouve dans de nombreux jeux (non-linéarité, solutions multiples, IA d'animaux...). Pour moi c'est un jeu d'aventure. Il a réussi à rassembler des enfants et leurs parents autour d'un PC bien avant la mode du casual gaming actuel !

M : Vous n'avez obtenu une reconnaissance en tant que game designer qu'après la création d'In Memoriam. Ne pensez-vous pas qu'il est fâcheux que les créations destinées aux plus jeunes soient considérées comme des œuvres mineures alors qu'elles ont une importance capitale dans la formation de la personnalité de chaque individu ?

E.V. : Oui c'est exact, mais ceci est valable dans d'autres domaines dans lesquels les productions pour la jeunesse sont considérées à tort comme mineures. On y trouve pourtant de véritables chefs d'œuvre : Uncleberry Finn par exemple en littérature, ou certains films de Pixar en cinéma. Pour moi l'oncle Ernest est aussi important qu'In Memoriam et je trouve effectivement regrettable qu'il faille créer des contenus pour les adultes pour être respecté et considéré comme un véritable créateur.

M : In Memoriam est sans aucun doute un des jeux les plus audacieux et originaux de tous les temps, n'ayons pas peur des mots. Mais, malgré ses bons résultats de vente et son excellente critique dans l'ensemble, ne pensez-vous pas que le jeu méritait mieux ? Ne pensez-vous pas que le jeu a souffert du fait d'être un jeu français ? Ne pouvons-nous pas établir un parallèle avec le cinéma, où le cinéma américain occulte, et ce dans le monde entier, les autres productions ? Ne pensez-vous pas qu'en Europe les jeux japonais occultent les productions occidentales ? J'irais presque jusqu'à dire que le jeu a plus fait parler de lui dans la presse généraliste que dans la presse spécialisée, et qu'il a plus conquis le grand public que les fameux coregamers...

E.V. : C'est vrai, nous avons eu une couverture presse généraliste et TV que très peu de jeux vidéo ont eu à ce jour. Ceci dit, nous avons eu aussi d'excellentes notes dans la presse spécialisée. Mais beaucoup de journalistes me disaient "moi je vais y jouer mais nos lecteurs préfèrent des jeux plus bourrins". La bonne surprise c'est que le jeu a bien marché aux Etats-Unis. Je crois effectivement que c'est souvent un problème de marketing. En Europe, le jeu a été positionné peut-être un peu trop comme un jeu d'auteur. Aux US, l'éditeur en un fait un thriller grand public. C'est peut-être pour cela qu'il a mieux marché là-bas. Souvent la réussite d'un jeu dépend du marketing. Sans marketing, un jeu peut difficilement trouver son public. Il peut faire un succès d'estime grâce au buzz mais il peut difficilement faire un hit. C'est dommage. De nouveaux moyens de diffusion (par Internet notamment) pourront peut-être changer la donne.

M : Malgré des univers pratiquement antagonistes, vos œuvres ont une espèce d'essence commune (surtout l'Album secret de l'oncle Ernest et In Memoriam). Comment expliquez-vous cela ? Peut-on parler d'une Viennot's Touch ?

E.V. : C'est dû, je pense, au fait que ce sont des productions un peu artisanales. C'est plus facile pour un auteur de mettre son empreinte dans un jeu créé avec une dizaine de personnes (Il y avait beaucoup plus d'intervenants pour In Memoriam mais le noyau dur était constitué d'une dizaine de collaborateurs) qu'avec une production plus importante.

Mon passé de graphiste et de directeur artistique influence sans doute beaucoup mes créations. J'écris le scénario de mes jeux, je crée une partie du game design mais je m'occupe également de la direction artistique. C'est sans doute pour cela que mes réalisations ont des points communs, même si elles abordent des univers différents. J'essaie également, qu'à travers mes jeux, les gens découvrent des choses qui les intéressent mais qu'ils ont rarement l'occasion de trouver dans les jeux vidéo. Au-delà d'un simple divertissement, je conçois mes jeux comme une possibilité d'enrichissement personnel pour le joueur.

M : L'univers de la série l'Oncle Ernest me rappelle étrangement les créations de J.P. Jeunet et les musiques de Yann Tiersen, mais je ne sais pas pourquoi. Quelles sont vos principales influences artistiques ?

E.V. : Ce n'est pas la première fois que j'entends cela. C'est vrai, l'univers de l'oncle Ernest est assez proche de celui de Jeunet, peut-être parce qu'on est à peu près de la même génération. Je tiens à préciser que les musiques de l'oncle Ernest créées par Jean-Pascal Vielfaure ont précédé de quelques années celles de Tiersen pour Amélie Poulain. Mes influences cinématographiques sont diverses. J'aime particulièrement le cinéma américain indépendant notamment des cinéastes comme Coppola, Jarmush, Wayne Wang, Eastwood, Lynch, James Gray ou de plus anciens comme Nicolas Ray. J'aime également le cinéma asiatique, notamment Ozu, Kitano ou Wong Kar-Wai. Sinon, en littérature, je suis un grand amateur de polars, des grands classiques comme Hammet, aux contemporains comme Ellroy, Connely ou Dantec. Je suis également un grand amateur de séries américaines. Mes préférées sont Six Feet Hunder, 24H et Lost.

M : Il existe un florilège de développeurs et d'éditeurs lyonnais, Arkane Studios, Ludoïd, Infogrames (devenu maintenant Atari), Eden Studios, Frédérick Raynal, j'en passe. Vous-même êtes lyonnais d'origine, pensez-vous que l'on puisse parler d'une école vidéo ludique lyonnaise ?

E.V. : J'ai grandi près de Lyon mais je partage mon temps entre Marseille et Paris. S'il y a une école lyonnaise, je ne suis pas certain d'en faire partie malgré la sympathie que j'ai pour Raynal.

M : Vous êtes à la base un développeur MAC/PC, toutes vos œuvres sont sorties sur MAC/PC. Or, vous avez évoqué récemment sur votre blog que vous collaboriez avec Paul Cuisset, créateur du mythique Flashback, sur plusieurs projets Wii, la nouvelle console de salon de Nintendo. Ce ne sont pas des infos exclusives que nous recherchons, mais juste savoir qu'est-ce qui vous a attiré dans la nouvelle console de Nintendo ? Console qui ne fait pas l'unanimité auprès des coregamers, très conservateurs en général, mais qui plaît définitivement au grand public et à de nombreux développeurs. Est-ce la facilité de développement et les faibles coûts de production ? Ou bien le concept révolutionnaire de sa manette ? Et par la même occasion, pourquoi ne pas avoir développé plus tôt sur console ?

E.V. : Il y a bien sûr des questions de budget. Créer pour la console a longtemps été hors de portée pour nous. Comme beaucoup de petits studios indépendants, le PC a donc été notre terrain de prédilection. La DS et la Wii ont changé la donne. Ce sont des consoles plus abordables car les budgets nécessaires pour développer des jeux sur ces plates-formes sont moins élevés. Mais indépendamment du problème financier, ce qui m'intéresse dans la démarche de Nintendo c'est cette ouverture vers le grand public. Les jeux que j'ai créés ne s'adressaient pas aux hardcore gamers. J'ai toujours considéré que les jeux vidéo allaient s'élargir en grandissant vers de nouveaux publics, notamment les adultes, les femmes. Mais, si j'ai un jour la possibilité de faire un jeu sur d'autres plate formes, j'en serai également très heureux ! J'ai toujours considéré les jeux vidéo comme un nouveau support permettant de renouveler l'art de raconter des histoires, en impliquant davantage les gens, et ce, quelque soit la plate-forme utilisée.

M : Quand comptez-vous dévoiler ces projets ?

E.V. : Nous avons développé un jeu DS avec Paul Cuisset qui sortira dans quelques mois. Vous aurez des news très prochainement en France. Sinon, nous avons plusieurs projets Wii et DS en cours de production. Nous en reparlerons. Je travaille personnellement sur deux projets de jeux : un jeu Wii pour enfants et un projet multiplateformes assez ambitieux, actuellement en pré-production.

M : Ces jeux sortiront-ils à travers le circuit normal de distribution ou songez-vous à utiliser la plate-forme de distribution online de la Wii, le WiiWare ?

E.V. : Le Live Arcade ou le WiiWare proposent effectivement des alternatives intéressantes pour des développeurs comme Lexis Numérique.

M : Que pensez-vous des deux autres consoles de nouvelle génération, la 360 et la PS3 ? Vous intéressent-elles ?

E.V. : La PS3 m'intéresse davantage parce que c'est une console plus familiale que la Xbox 360. Je trouve que c'est une machine fabuleuse, qui souffre d'un déficit d'image dû à une politique commerciale désastreuse. La PS3 mérite beaucoup mieux.

M : Pouvez-nous en dire plus sur votre projet de fiction télévisée intégrant de nombreux médias (blogs, sites Internet et journaux) ? C'est un projet fort intéressant.

E.V. : Ce projet est évidemment une suite logique à In Memoriam. Le constat que j'ai tiré de l'aventure In Memoriam a été de me dire que ce genre de projets a autant, sinon plus, d'affinités avec le monde de la fiction télé (notamment les séries), qu'avec l'univers du jeu vidéo parfois très conservateur. Je travaille donc sur un projet de séries TV intégrant une dimension interactive sur de nombreux médias. C'est actuellement en cours d'écriture. Vu l'ambition du projet et son coût, je ne suis pas certain que ce projet verra le jour. Mais sait-on jamais. L'univers de la fiction télévisée doit absolument se renouveler pour tenter de capter un nombre grandissant de spectateurs qui ont tendance à délaisser la télé au profit d'autres médias comme Internet ou les jeux vidéo.

M : Vous êtes très proche du public et des internautes, je trouve cela admirable. Le faites-vous par nature ou pour vous maintenir à l'écoute du public ?

E.V. : C'est un prolongement naturel de mon travail. Je considère que les artistes ne peuvent plus vivre dans leur tour d'ivoire comme ils pouvaient le faire au XIXème siècle. C'est une idée de l'artiste romantique qui, à l'heure d'Internet, me parait complètement déphasée avec notre époque. Un artiste doit communiquer pour convaincre, partager ses convictions. J'estime que cela fait partie de son travail. C'est un prolongement naturel. Il doit aussi être à l'écoute du public. Il doit en revanche faire la part des choses. Chercher à plaire à tout le monde c'est renoncer à ses choix. Un game designer doit avoir des convictions fortes pour parvenir à faire passer un point de vue. En même temps, il doit être suffisamment humble pour se mettre à la place du joueur, anticiper ses réactions et ses émotions. C'est cet équilibre qui est difficile.

M : Dans quelle mesure êtes vous proche d'autres grands game designers français comme Benoît Sokal, Michel Ancel, Eric Chahi, Paul Cuisset, Frédérick Raynal ou David Cage ?

E.V. : Je les côtoie tous de temps en temps, certains plus que d'autres. Paul Cuisset c'est un peu différent : c'est devenu un ami et nous collaborons ensemble depuis 2 ans. Sinon j'ai beaucoup d'admiration pour chacun des créateurs que vous citez pour des raisons différentes.

M : Quel est votre opinion sur le futur du média ? Les joueurs sont souvent pessimistes, mais vous ?

E.V. : Les joueurs sont souvent pessimistes parce que beaucoup ont vécu des émotions vidéoludiques fortes dans le passé et que ces émotions sont liées à leur enfance. Ils ont donc tendance à sacraliser le passé. Contrairement à ce qu'affirment certains esprits grincheux je suis persuadé qu'on n'est encore qu'au tout début d'un art balbutiant. L'âge d'or est devant nous. Mais je ne peux pas vous dire s'il faudra 10 ans ou 20 ans pour y parvenir.

M : Pour finir un petit mot à nos lecteurs ?

E.V. : J'espère qu'ils apprécieront cette interview et si c'est le cas je les invite à venir régulièrement sur mon blog !