(ICI vous trouverez la version blog de cet article. La mise en page est légèrement différente, mais rien de bouleversant)

Lorsque je dis « Le jeu vidéo devrait rester une sous culture » je me dois d'éclairer deux choses avant même d'arriver au déroulé de ma réflexion. Déjà, je vais mettre au point ce que j'entends par culture et sous-culture. Pour le terme culture, je vais me tenir à la définition très large que l'on trouve chez Olivier Donnat par exemple ; l'ensemble des pratiques culturelles telles que arts plastiques, cinéma, danse, bricolage (si, si), jardinage...je ne rentrerais pas plus avant dans les détails sauf si vous me le demandez en commentaire. Ensuite en sociologie, une sous-culture peut désigner une culture qui n'est pas dans la pratique dominante du plus grand groupe et qui se veut subversive. Ici le terme « sous » se rapporterait plus au sous-nombre qu'à la qualité perçue de part et d'autre de ce que produit cette culture. Les rave-parties, le phénomène du tag, le rock n'roll à sa création étaient des sous-cultures dans ce premier sens ; elles allaient contre la culture générale et l'ordre établi. Maintenant, il y a cependant une second acception du mot qui sera celle que j'utiliserais ici ; sous-culture peut désigner presque à l'inverse la culture la plus répandue ou en tout cas une des cultures dîtes de masse. Ici le terme « sous » servirait à donner sa valeur relativement aux cultures plus élitistes ou plus anciennes. On parlerait par exemple de la culture télévisuelle il y a une trentaine d'années (bien qu'à mon sens elle n'a jamais décollé de ce statut) en opposition aux cultures reconnues institutionnellement que l'on trouvera dans les musées, théâtre, opéra et depuis des dizaines d'années...au cinéma.

L'autre point à éclaircir, c'est l'emploi du conditionnel « devrait ». Ici, je n'utilise pas le conditionnel comme une volonté ou un conseil. L'idée n'est pas de dire « Le jeu vidéo devrait rester une sous-culture, parce que ce serait mieux ainsi ». Non l'idée est de dire « Le jeu vidéo risque de rester une sous-culture »...on est plus dans la prédiction de Madame Irma ; prédiction que je compte tout de même étayer un petit peu. Vous allez voir, tout ce recoupe.

 

Récemment, je me plaignais de la considération très technique avec laquelle la presse vidéoludique juge les productions ludiques. Je prenais l'exemple de Medal Of Honor: Warfighter qui avait permis à la presse par sa médiocrité ludique d'échapper à un dilemme moral : doit-on ou non sanctionner un jeu si son propos nous semble en désaccord avec notre propre considération du sujet traité ? J'en arrivais à la conclusion qu'il fallait parler du propos d'un jeu, au moins l'aborder sans forcément en faire le point crucial dans la sacro-sainte notation. Pour plus de détails, je vous renvoie au billet en question.

Il y a une ou deux semaines de cela, la réflexion m'est revenue comme un boomerang grâce à l'écoute, ou plutôt la réécoute, d'un podcast organisé par Gameblog et intitulé La presse jeu vidéo en France. Je vous invite une nouvelle fois à l'écouter. Les invités étaient issus de la presse Internet et papier avant qu'elle ne parte complètement à vau-l'eau. L'un des questionnement soulevés par ce podcast était la critique de jeu vidéo. Au centre du débat se trouvait la place de la subjectivité et du ressenti du testeur. Gameblog, on le sait, est plutôt porté sur le subjectif et le ressenti. Dans l'idée, c'est ainsi qu'on peut avoir un jeu célébré pour ce qu'il apporte en dépit de ces défauts ou inversement. À l'extrême opposé se trouve l'éternel nemesis des puériles bagarres de forum, le site Gamekult ; le rédacteur en chef actuel, Gaël Fouquet, affirmait pendant ce podcast que l'important n'était pas de savoir si le jeu avait fait planer le testeur mais bien « si le jeu vaut ses 70€ ou pas ». Là s'est alors déclenché quelque chose. La considération pécuniaire du jeu vidéo est au cœur du problème de sa reconnaissance par les institutions nationales françaises comme étrangère et cela pour deux raisons.

 

 

Premièrement parce que sa cherté en fait un produit très sensible à la stagnation. Quand quelque chose vaut cher (ici en moyenne 50€ voir plus pour le grand public) la réflexion autour de l'œuvre devient une réflexion autour d'un produit. La cherté du jeu vidéo AAA, celui qui est visible, celui a les moyens potentiels pour de grandes ambitions techniques, de gameplay et narratives, cette cherté en fait un produit. Un produit ça se calibre pour répondre à une demande. Une œuvre, ça se fait pour répondre à un questionnement ou une sensibilité. Loin de moi l'idée cependant de scinder la production artistique en œuvres totales opposées aux créations mercantiles. On sait tous très bien que c'est un peu plus compliqué que cela. Vous permettrez tout de même ce raccourci qui permettra d'expliquer plus facilement mon point de vue.

Un jeu triple A donc, ça coûte cher. Si cher que lorsque vient le moment de craquer, on se rabat sur des considérations très techniques et froides. Pour se convaincre qu'un jeu vaut la peine que l'on investisse des deniers (de plus en plus) précieux, on le comparera à ce qui existe déjà. On soupèsera son égalité face à d'autres productions sur le plan graphique ou des mécaniques de gameplay par exemple : est-ce que le jeu est aussi beau qu'un Uncharted ? Est-ce que l'on peut jouer à des mini-jeux comme dans Yakuza ou GTA ? Bref on cherche la ressemblance avec ce qui existe déjà, parce que ce qui existe déjà, c'est sûr. La cherté du jeu vidéo rend très difficile la tentation et le risque. Le problème c'est que l'offre est là pour répondre à cette demande de sûreté. À mon sens, les producteur de jeux vidéo ne sont pas plus ou moins coupables que les joueurs du lissage des productions vidéoludiques. Si le joueur, à cause de la cherté des triples A, ne veut pas consentir au risque, le producteur en échange ne prendra pas le risque non plus puisqu'il ne sera pas récompensé financièrement pour cela. On en arrive à un point où l'on produit des jeux pour répondre à une demande qui elle-même sclérose la création et la mène vers d'autres jeux qui répondent à une demande. Le serpent qui se mort la queue.

 

Fort heureusement, la création de jeu vidéo ne s'arrête pas à Activision-Blizzard, UbiSoft et EA. Depuis quelques années, les développeurs indépendants ont pu sortir de la scène un peu confidentielle du « bedroom-coding » PC pour faire exploser le phénomène Indie. On remerciera sans doute les initiatives de Microsoft et de son XBLA ou d'Apple et de son Apple Store. Pour une fois, les frères ennemis de l'informatique ont fait quelque chose d'un même mouvement. Toujours est-il que depuis environ cinq ou six ans, il est devenu très aisé d'accéder à une offre pléthorique de jeux indépendants ou au moins à prix bas. Braid, Cut the Rope, Journey, Limbo, Fez, Angry Birds, Tiny Wings, Game Dev Story...la liste est tout bonnement interminable et le phénomène, s'il a prit un petit coup d'arrêt sur Apple Store et Androïd à cause d'un surplus d'offre et d'un manque conséquent de visibilité, ce phénomène reste très vif et l'année 2012 aura prouvé que dans le milieu du jeu vidéo (joueurs, presse et développeurs) on est prêt à reconnaître le jeu « pas cher » comme de qualité. Je vous renvois notamment aux Awards de meilleur jeu de l'année attribué à The Walking Dead et Journey.

Le jeu « pas cher » ou « peu cher » est donc une réalité non seulement vivace mais aussi valorisée. Cette presque mode trouvera bien évidemment ses détracteurs, mais même ces derniers ne peuvent que reconnaître que globalement, cela apporte du sang frais, de nouvelles idées pour les gameplays et/ou la narration via ce média, faute parfois de manquer de finition technique. De plus quand on paye son jeu moins de 20€, on est plus susceptible de prendre des risques. Et pourtant...

Et pourtant, l'argent est toujours, éternellement, continuellement au cœur de la critique de ces jeux que cela soit en positif (seulement 5€ pour deux heures trente de bonheur sur l'épisode 1 de The Walking Dead) ou en négatif (Protéus à 10€ c'est cher). La valeur pécuniaire du titre entre dans la considération du titre en lui-même, que celui-ci soit de la classe Triple A ou de la classe Indie ou assimilé. Évidemment, les plus riches intellectuellement ou financièrement tenteront l'expérience sans trop se poser de questions, si tant est que cette expérience soit prometteuse. Le goût du risque est tout de même plus prononcé sur la gamme des petits prix que des gros, à tel point que la copie, la fameuse chose rassurante chez les Triple A, est presque condamné quand il s'agit d'un jeu Indie. Des tics visuels comme les ombres à la Limbo seront immédiatement soulignés comme un manque de recherche artistique, quand bien même on ne soulignera pas dans le même site ou magazine que l'on joue en permanence des trentenaires masculins dans la majorité des jeux d'action Triple A et qu'il y a un dénuement généralisé des couleurs et de la saturation.

Alors pourquoi, malgré des prix attractifs, massacrés, sous la barre des 10€ pour la plupart, pourquoi s'obstine-t-on à demander quel est le prix de ces jeux ? Pour la simple raison que le prix est quelque chose de rassurant encore une fois. Un jeu en boîte qui coûte à sa sortie sur console moins de 45€, paradoxalement c'est suspect. Deadly Premonition, Bullet Witch ou Rogue Warrior ne donnent pas foncièrement envie d'acheter parce que le prix plus modeste relativement aux autres jeux boîtes (les vrais triples A) donne l'impression d'un produit au rabais (ce qu'en l'occurrence ils sont). Paradoxalement, un jeu indépendant ou dans la catégorie dîtes des « petits jeux » qui passe au dessus de 20€, ça n'est pas attractif. Il y a une zone d'au moins 25 à 30 trente euros dans laquelle un jeu ne peut pas être vendu, hors période de solde ou de rabais comme Steam en fait quotidiennement. C'est là qu'est le second problème lié à l'argent.

 

Le jeu vidéo a une trop grande largeur de prix. C'est en un sens le défaut de sa qualité. On a un différentiel de pratiquement 60€ entre un Angry Birds et un Call of Duty sans même inclure les collectors. En comparaison, un livre fraîchement sorti dans sa version fat-ass vaudra au pire une trentaine d'euros, tandis que sa version poche pourra descendre à moins de 10€. La musique de même ne souffre pas d'une fourchette de prix aussi large ; on comptera 0,99€ pour un titre seul sur iTunes par exemple et entre 10 et 20€ maximum pour un album dématérialisé ou en CD. Pour finir, le cinéma, la sous-culture reine devenu culture depuis un bon moment maintenant, elle également dans le cas de la musique et du livre. Une place de cinéma a un prix fixe dans chaque cinéma ; forcément le prix varie en fonction des régions et la région parisienne n'est pas très gâtée dans l'ensemble, mais soit, on dira qu'on paye sa place entre 3€ pour les moins chers (-26ans ou étudiant, petite salle de province) et 13€ (films en 3D Numérique dans les Gaumont ou UGC parisiens). Le cinéma a également sa seconde vie et là encore, on trouve des DVD, Blu-Ray et version VOD dans des gammes de prix qui vont de 30 centimes à trente euros pour les nouveautés fraîchement pressées.

Pour quelle raison m'intéresse-je tant à ce différentiel ? Tout simplement parce que cette très grande largeur de prix est à mon sens ce qui provoque une hiérarchisation bien involontaire des jeux vidéos. On sera forcément plus indulgent pour un jeu qu'on a payé 5€ qu'un jeu qu'on a payé 60€. On aura par conséquent pas le même rapport et la même demande envers ces jeux. La durée de vie peut entrer en compte comme un facteur de sanction dans un jeu Triple A parce qu'il va coûter cher. Par conséquent pour justifier le prix de ce jeu on va le rallonger artificiellement ou ajouter un mode multijoueur. À l'inverse pour un jeu indépendant ou qui coûte une bagatelle, on sera moins regardant sur les errances de gameplay ou la durée de vie justement parce le jeu n'a pas coûté cher et n'a pas besoin de durer un temps donné. Ce différentiel de prix oblige le joueur et la presse à réfléchir en terme d'investissement et pas d'expérience et c'est ce qui donne cette ambiance d'unanimité de la presse : tout le monde fait le même calcul globalement et tout le monde tombe globalement sur la même réponse et les appréciations sont lissées.

 

Toute cette réflexion est bien belle, mais qu'en est-il du rapport avec la sous-culture ? Et bien j'y viens justement. À partir du moment où une culture n'a pas d'experts, de personnes aptes à juger de la qualité ou de la déficience de telle ou telle œuvre, cette culture ne peut pas être reconnue par les institutions qui ne sont pas compétentes dans le domaine. Par experts, j'entends des personnes ayant un rapport historique, analytique et subjectif à la culture en question. Dans le cinéma, toute les œuvres qui sont des longs métrages sont jugées sur un pied d'égalité. Le prix en salle est le même pour tous les films, de Paranormal Activity, à Holly Motors en passant par Avengers. Les experts peuvent alors lancer des débats sur l'essence même du film, pourquoi il plaît ou pas en tant que film, pas en tant que produit. Les débats sont beaucoup moins rares quant à la qualité d'un film en comparaison du jeu vidéo. Bien entendu, je ne nie pas que de temps à autres, même les experts ont des biais relatifs aux budgets de productions. Les Cahiers du Cinéma se garderaient bien mettre en avant une super-production quand bien même elle serait la meilleure dans son domaine et on pourra se montrer indulgent avec un film un peu juste visuellement si les intentions sont là. Mais sur les centaines de films qui sortent chaque année, on a des avis variés au sein même de la presse experte. Dans le jeu vidéo encore une fois, le biais financier est vraiment important.

À cause de ce double rapport à l'argent qui influence tantôt les joueurs dans leurs achats, faisant du jeu vidéo un produit et pas un art, tantôt la presse qui se doit de considérer la part économique comme partie du système d'évaluation du la chose vidéoludique, on se retrouve avec un média culturel sans réels guides aux avis variés et avec une qualité qui reste inexploitée. Au bout d'un moment, pour que les institutions s'intéressent au jeu vidéo, il faut que des personnes pensent au jeu vidéo, le critique comme un objet culturel global et pas simplement comme un produit qui vaudra ou non par son rapport qualité/quantité/prix. Que l'on reconnaisse sa pluralité, sa richesse, sa variété : bien entendu. Mais qu'on valorise tel jeu par rapport à tel autre parce qu'il a coûté plus ou moins cher : non.

 

ET ALORS?

Maintenant, on peut s'interroger sur la gravité ou non de la reconnaissance du jeu vidéo. Pour beaucoup de joueurs, c'est une question futile ou même tout simplement inintéressante. Pourtant, au-delà même d'acquérir le statut de précurseur, en tant que joueur, le jour où il serait réellement considéré, le jeu vidéo peut gagner très sévèrement en maturité globale s'il est regardé à la loupe par une frange plus large ou plus élitiste de la population. Pas parce que cette frange y apporterait quelque chose. Mais parce qu'elle forcerait à la fois les joueurs et les développeurs à ne pas se cantonner à des stéréotypes inépuisables tels qu'on en mange au quotidien dans notre média chéri. Parce qu'elle obligerait à produire des choses plus variées au sein même d'un sous-genre (encore une histoire de « sous »).

Bien sûr (et je vais finir là-dessus, je vous sens épuisés) c'est encore un serpent qui se mange la queue. Tant que la presse aura à prendre en considération l'argent dépensé par le joueur dans son appréciation d'un titre, elle ne poussera pas le joueur à se remettre en question et ce dernier provoquera l'immanquable retour à l'envoyeur vers les producteurs qui sommeront aux développeurs d'être originaux mais pas trop. Et tant qu'ils ne seront pas originaux tout court, personne ne nous croira quand on dira que le jeu vidéo c'est fantastique. Pas de reconnaissance, pas de maturité et pas de maturité, pas de reconnaissance. Le jeu vidéo risque bien de rester une sous-culture.