Un petit détour par la littérature et le cinéma

Dans la littérature et le cinéma, l'utilisation du temps est avant tout significative. Dans Zodiac, nous pouvons voir un plan de San Francisco avec un cycle jour/nuit accéléré et des immeubles qui se construisent à la vitesse grand V, une manière de nous montrer le temps qui passe. En quelques secondes, nous voilà rendu plusieurs années plus tard. Même procédé, ou presque, pour quelqu'un qui s'ennuie. Un film idiot, pour nous montrer quelqu'un qui s'ennuie, chercherait à ennuyer le spectateur pour lui faire ressentir l'ennui, et par extension, un jeu vidéo idiot lui nous forcerait à le jouer. Mais généralement, pour nous montrer qu'une personne s'ennuie sur plusieurs heures, un film n'aura besoin que de quelques secondes en multipliant les plans, et aussi, possiblement, en faisant décliner la lumière du jour. Le spectateur comprend ainsi sans souci (et sans ennui) que le personnage s'ennuie sur une longue période.

Le cinéma peut aussi ralentir le temps. Surtout utilisé pour les films d'action avec un objectif avant tout esthétisant, ou pour étirer le suspense, le ralenti peut également avoir une signification, permettre de se focaliser sur un geste qu'on ne verrait pas à une vitesse normale, ou sur un sentiment. Mais dans ce registre, celui du ralenti, c'est la littérature qui domine. Elle peut décrire sur plusieurs paragraphes, voire plusieurs pages un sentiment, voire même une action rapide. Le but ? Le temps passe dans nos vies, et certains gestes essentiels, ou certains sentiments forts, restent fugaces. Dans sa quête de vérité, la littérature cherche à rendre leur importance à ces moments forts. Elle les analyse, les décrit dans toutes leurs nuances, ce qui nous permet de prendre parfois conscience de choses sur lesquelles on ne peut pas s'attarder, car elles passent trop vite dans le temps réel.

Maintenant le jeu vidéo

Dans le jeu vidéo, l'utilisation du temps n'a rien de significatif. C'est une utilisation pratique pour servir le gameplay, une mécanique en somme. Dans Prince of Persia : les Sables du Temps, Ubisoft nous permet de rembobiner un échec afin d'éviter le game over. Dans le jeu, cette mécanique se traduit par l'utilisation du sable comme une sorte de pouvoir magique. Sable, sablier, temps qui passe... Pas forcément original, Ubisoft fait son boulot en utilisant le thème du titre pour colorer le gameplay afin que les mécaniques soient cohérentes avec l'univers du prince. C'est d'ailleurs, j'y reviendrai, une des grandes qualités d'Ubisoft.

Dans Max Payne, les créateurs ont récupéré le procédé des ralentis des films de John Woo afin d'esthétiser les gunfights, mais aussi pour en faire une mécanique de jeu. L'utilisation est brillante car double. Ainsi on pourra réaliser des scènes de films d'action comme sauter dans les airs en ayant le temps de viser juste, tout en assistant au spectacle qu'on déclenche. Au contraire, dans un Burnout, l'action est différée. On bouscule une voiture, et un ralenti nous montre qu'elle sort de la route tandis que le jeu nous prend par la main pour éviter de nous envoyer dans le mur. Cette utilisation-là est vulgaire car elle favorise la mise en scène au détriment du gameplay. Au contraire, dans Max Payne, mise en scène et gameplay ne font qu'un.

Le temps passe vite

Dans Grand Theft Auto IV et Red Dead Redemption, les journées et les nuits passent vite. Les jours ne durent pas les mêmes 24 heures que les nôtres. Pourtant, je pense que les joueurs ont tendance à trouver ces cycles vraisemblables, moi le premier. Tout est plus petit dans ces deux jeux-là, et tout va plus vite. On peut traverser tout le Texas de Red Dead Redemption en une journée de cheval, peut-être même la moitié d'une journée, ce qui est absurde pour notre monde, mais fonctionne très bien dans celui de Marston.

Pourquoi ? Parce qu'il s'agit de perception du temps. Quand on joue à Red Dead Redemption, on n'a pas envie d'avoir mal au cul à force de rester sur la selle d'un cheval, on n'a pas envie de sentir les heures de solitude, le soleil qui tape trop fort ou le vent qui souffle trop froid. Les gens qui veulent connaître ce type d'expérience... ben ils vivent ça dans la vie réelle, tout simplement... Comme il est idiot de faire s'ennuyer le spectateur pour illustrer l'ennui dans un film (ce qui par ailleurs ne l'illustre pas du tout, car l'ennui du spectateur ne le rend pas complice de l'ennui du personnage, au contraire !), il serait idiot que les jours durent 24 heures dans un jeu qui se termine en 25 heures... censées se dérouler sur plusieurs jours.

Le temps réel dans le jeu vidéo peut bien évidemment avoir son utilité, comme pour les jeux de sport par exemple. De même dans certains films, cela peut donner un format intéressant générateur de tension ou de suspense, mais généralement ce n'est pas le cas. Prenons d'ailleurs la série 24 heures chrono, où Jack Bauer est capable d'intégré une cellule d'Al Quaida en deux minutes... L'utilisation complètement loufoque du temps réduit à néant le principe même de la série.

Le temps réel, la fausse bonne idée

C'est d'ailleurs l'une des erreurs de Grand Theft Auto 4 et Red Dead Redemption, l'introduction de la dynamique du temps réel. Dans ces univers où le temps passe vite, il arrive qu'on ne puisse contracter une mission que durant une tranche horaire précise. Que fait-on en attendant ? Si les gens font comme moi, ils sauvegardent (chaque sauvegarde équivaut à 7 heures de sommeil dans le temps des jeux) autant de fois que nécessaire jusqu'au rendez-vous. Parce que, sérieusement, attendre l'heure d'un rendez-vous, c'est quelque chose d'assez insignifiant dans la vie réelle pour ne pas nous le faire subir dans un jeu vidéo.

C'est d'ailleurs ce qui a ruiné mon expérience de jeu dans Max Payne 3, un temps réel bête et méchant, la focalisation constante sur des aspects sans intérêt via des cinématiques incessantes. Alors qu'une porte s'ouvre sans même qu'on y pense, alors qu'on monte une échelle ou on pose une bombe par la pression d'un simple bouton dans la plupart des jeux sans y accorder d'importance comme il convient pour des actions naturelles et banales, Max Payne 3 introduit des cinématiques pour le faire. Ainsi de nombreux aspects insignifiants du jeu prennent une importance excessive. On leur accorde trop de temps (et trop d'importance), parce qu'on a comme voulu nous faire vivre l'aventure en temps réel. Dans un film d'action, il est tout à fait normal qu'un personnage, avant d'entrer dans une salle remplie d'ennemis, prenne le temps de jauger la situation. C'est significatif pour le personnage, et ça épaissit sa vraisemblance. Mais dans un jeu, non. Max Payne aura beau regarder dans la salle pendant 10 minutes, c'est la situation du joueur, pas la sienne, vu que c'est le joueur qui va la résoudre. C'est donc au joueur que doit revenir le temps qu'il accordera ou non à la situation. À vouloir créer une aventure sans temps morts, Rockstar a pondu un jeu qui en est parsemé.

Dépêche-toi d'être lent !

C'est tout le contraire de Splinter Cell, une utilisation du temps en apparence complètement absurde, mais profondément intelligente. Dans le monde de l'espionnage, pour ce que j'en connais, on met des semaines, des mois, voire des années à réaliser un coup qui durera peu de temps. Lorsqu'on s'introduit dans une banque, on se dépêche, on ne prend pas tout son temps. Sauf dans Splinter Cell... Sam Fisher est l'espion le plus lent du monde. Il débarque partout sans préparation et passe facilement une heure sur chaque mission, se donnant suffisamment le temps de faire foirer son opération en se faisant repérer. Invraisemblable !

Oui, mais invraisemblable pour qui ? Qui trouverait ça génial dans un jeu vidéo de faire de la filature pendant des heures, d'écouter des conversations au téléphone pendant des jours, pour ensuite faire une mission haletante de deux minutes chrono ? Ubisoft restranscrit une mission d'espionnage qui paraît réaliste en nous encourageant à marcher accroupi et au ralenti, à observer des tours de garde, à péter des lumières pour profiter de la pénombre. En fait, Ubisoft, avec Splinter Cell, réinvente l'espionnage pour lui donner corps dans un jeu vidéo. Ce qu'on voit est, par rapport à la vie réelle, complètement absurde. Et pourtant ça fonctionne ! Pourquoi ? Parce que les deux minutes halentantes de la vie réelle, Ubisoft les étire, les dilate. Deux minutes, ça peut parfois être très long. Ubisoft l'a parfaitement compris. Mais en plus, l'attente d'avant une opération réelle est ici distillée dans la réalisation de la mission.

Le temps réinventé

Mais le véritable génie du temps dans le jeu vidéo, c'est Hitman : Blood Money. Parce que Blood Money va encore plus loin. Comme pour l'espionnage, un assassinat se prépare longuement, on attend la bonne occasion, et en même temps, et c'est là tout le génie de Blood Money, il peut toujours y avoir de l'imprévu.

Blood Money, et Hitman en général, fonctionne sur le même principe que Splinter Cell. On débarque dans une mission, on prend un temps absurdément long (par rapport à la vie réelle) pour la remplir, et on improvise là où un vrai assassin professionnel serait totalement préparé. Nos cibles suivent un parcours balisé en boucle nous permettant la phase d'observation nécessaire à l'élaboration de l'assassinat. Mais dans Blood Money (c'est peut-être vrai pour les autres aussi mais je n'en suis pas sûr), il y a de temps en temps des événements uniques. Une cible ne passera qu'une fois par son bureau, un type en arrivant au casino ne prendra qu'une fois l'ascenseur, occasions idéales, mais il ne faudra pas les louper si on veut en profiter.

Évidemment, ce n'est pas du véritable imprévu, il ne fonctionnera qu'une fois. Il suffira de relancer la mission du début pour saisir cette occasion. Mais le caractère unique de certains scripts dans un jeu pris dans une boucle temporelle permet de casser la monotonie d'un jeu se répétant inlassablement. Sur certaines missions, on n'a pas tout son temps, il y a des choses qu'on pourra faire quand on le voudra, et d'autres qu'il faut réaliser en priorité. Ce qu'on ne sait pas la première fois ; tout comme un assassin, même très bien préparé, ne peut pas absolument tout prévoir.

L'utilisation du temps dans le jeu vidéo sert idéalement à donner corps à une expérience de jeu. On l'accèlère, ou on le ralentit, histoire de focaliser sur l'essentiel, de restrancrire ce qui compte. Même si le but n'est pas le même qu'au cinéma et dans la littérature, le procédé est jumeau, et dans certains jeux particulièrement astucieux, dès qu'on y réfléchit un peu, car on ne le remarque pas toujours tant cela nous apparaît comme naturel. Au contraire, le fait de nous obliger à marcher dans certains jeux pour faire comme en vrai est paradoxalement une démarche absurde, et même profondément idiote, quand elle ne sert à rien d'autre qu'à simuler ce que le joueur est tout à fait capable de comprendre par lui-même. À chacun son rythme, non ?