Difficile d'avoir échappé à la polémique sur la fin de Mass Effect 3. Des hordes de fans en colère laissent éclater leur fureur sur tous les forums de jeux vidéo. Si la proportion des joueurs déçus est certainement bien plus limitée que ne le laisse croire leur capacité à se faire entendre, il reste surprenant que personne dans la presse spécialisée n'ait anticipé ces critiques. Aucune review publiée avant la polémique ne mentionne de problèmes concernant le dénouement de la saga. On peut évidemment accuser la presse d'être déconnectée de son audience, la taxer gratuitement d'incompétence ou de corruption, ou simplement attribuer les critiques à une bande d'enfants gâtés. Un point pertinent à noter cependant est que les sites spécialisés sont finalement peu adaptés à ce genre de problématique. Avec leur orientation guide d'achat et leur ligne éditoriale rivée à l'actualité, il y a peu de place pour les discussions en profondeur des scénarios.

Il faut dire que les joueurs ont la hantise des spoilers. Connaître à l'avance certains éléments du scénario, un rebondissement de l'intrigue, sa durée ou le nombre de chapitres, la présence d'un personnage ou d'un lieu, gâcherait l'expérience qu'on en aurait en jouant. Le spoiler enlèverait l'élément de surprise et de découverte de certaines révélations, ou du moins les sortirait de leur contexte et en diminuerait l'impact. Il conditionnerait également l'expérience du joueur, qui se mettrait à guetter un passage particulier dont il a entendu parler, jouerait avec des attentes spécifiques et serait donc moins disposé à se laisser emporter par l'aventure. Ainsi, beaucoup ont joué à BioShock en attendant pendant la moitié du jeu le twist qu'ils savaient arriver.

Les joueurs fuient donc pour la plupart les spoilers comme la peste et pestent dès qu'ils soupçonnent leur présence, ce qui s'avère paradoxal pour les passionnés qui fréquentent assidûment les sites spécialisés. La promotion des titres se fait en effet en abreuvant régulièrement le public de nouvelles informations, et ces dernières années, la tendance est à l'exposition contrôlée mais détaillée. On le voit notamment avec le cycle désormais bien rodé des teasers, trailers, screenshots, previews et tests qui arrivent en continu sur nos écrans. Avec une telle vague promotionnelle destinée à maintenir l'attente, il est facile de comprendre que certains aient l'impression de tout connaître des jeux avant même leur sortie et deviennent tatillons.

Un périlleux exercice d'équilibriste

La presse spécialisée se retrouve ainsi à devoir jouer un périlleux exercice d'équilibriste : discuter des mérites d'un jeu en étant à la fois assez vague afin de ne pas entacher l'expérience pour les futurs acquéreurs, et suffisamment précis pour étayer leurs propos et ne pas se faire accuser d'amateurisme. Il suffit de voir les levées de bouclier sur le test de Mass Effect 2 sur Gameblog qui avait eu le malheur de parler d'un événement montré en trailer, discuté au dos de la boîte et qui intervient dans les cinq premières minutes de jeu, ou les questions défiantes qui fusent si les screenshots accompagnant le test ne sont pas assez avancés au goût de certains (alors même que la pertinence de finir un jeu pour livrer un avis éclairé reste sujette à débat).

Et il n'y a pas que le lectorat qui soit intransigeant : les éditeurs soumettent à condition l'envoi de version tests et la publication des reviews, en donnant apparemment de plus en plus souvent des consignes strictes sur les sujets et éléments de l'intrigue que les rédacteurs peuvent ou non aborder dans leurs textes sans crainte de représailles. Il est aussi parfois interdit de montrer ses propres screenshots, en théorie pour limiter les spoilers. Il a même été question un temps d'envoyer des versions tronquées aux journalistes, David Cage choisissant lui de faire la promotion d'Heavy Rain avec des scènes qui ne se trouvaient pas dans le jeu.

Des choix éditoriaux parfois déconcertants

Pour se simplifier la tâche et évaluer simplement la pertinence d'évoquer un spoiler dans un texte, Jim Rossignol de Rock Paper Shotgun propose une règle simple : plus la particularité intervient tôt, est susceptible d'être remarquée par les joueurs et nuit à l'expérience de jeu, plus elle mérite d'être signalée, spoiler ou pas. Certains testeurs en sont cependant réduits à utiliser certaines formules alambiquées, dont le sens échappe régulièrement au lectorat. Un exemple parmi d'autres, la mention « LA révélation », dans l'encadré « on aime » du test d'Uncharted 3 sur Gameblog, qui laisse perplexe même une fois le jeu terminé.

Autre choix éditorial déconcertant à propos de Batman Arkham City : à la suite d'une présentation du jeu par les développeurs à deux semaines de la sortie du jeu, Kotaku avait titré sa preview avec le cliffhanger scénaristique qui clôturait la session. S'en était suivi un débat houleux sur la pertinence d'imposer à la vue de tous une information apparemment sensible sous prétexte que le développeur ne souhaitait manifestement pas la dissimuler. Ils auraient pu invoquer le précédent Metal Gear Solid 2, où Hideo Kojima avait délibérément joué avec les attentes des joueurs à travers la promotion, mais la question reste entière.

En discuter nécessiterait cependant un travail d'analyse, par nature segmentant et potentiellement nocif

Une fois sortis, les jeux disparaissent de toute façon des news, pour n'être abordés que sous l'angle des ventes ou des suites éventuelles. S'ils sont évoqués lors des bilans de fin d'année, des rétrospectives ou des podcasts où les discussions sont plus relâchées, les spoilers ne sont abordés que de façon lapidaire, en catimini. En discuter nécessiterait cependant un travail d'analyse, par nature segmentant et potentiellement nocif, dans lequel la presse semble réticente à s'engager. Les avertissements explicites avant de se lancer dans une analyse en détail sont pourtant faciles à mettre en place et largement reconnus comme une mesure de précaution suffisante. Peut-on accepter qu'il s'agisse de protéger les joueurs d'une curiosité qui les desservirait ?

Pour revenir au cas de Mass Effect 3, si les sites abordent la situation en s'en tenant aux faits, relatant la vague de scores négatifs sur la page Metacritic, les actions en justice aux Etats-Unis ou les déclarations de développeurs, rares sont ceux qui mettent les mains dans le cambouis pour expliquer le cœur du problème ou simplement prendre position. En effet, en qualité de critiques qui se réclament d'une culture et d'une plume suffisantes pour éclairer les choix des joueurs, ils devraient être en mesure d'apporter leur contribution à la discussion et donner à leurs lecteurs les moyens d'en comprendre les enjeux. On peut trouver ce genre d'analyses sur des blogs de journalistes ou de simples passionnés, ainsi que sur une poignée de sites (RockPaperShotgun, Eurogamer.net et Kotaku notamment), mais force est de constater que la majorité de la presse n'a pas vraiment su relever le défi.

Article paru originellement sur Merlanfrit.net