Le jeu s'était à peine montré et tout
avait déja été dit à propos d'Heavy Rain : révolution ou déception, expérience
unique ou simple Quicktime Event géant... Une chose était sûre, les aficionados
autant que les détracteurs attendaient de pied ferme de pouvoir poser leurs mains
sur le titre de Quantic Dream et confirmer ou non leur a priori.

Qu'il relève
du chef d'œuvre ou de l'ovni, Heavy Rain tend à créer des ponts vers les codes
du cinéma, reprenant le chemin esquissé mais jamais parcouru par Fahrenheit.
Pour appuyer ce rapprochement des supports et pour conférer une dimension
hollywoodienne à son jeu, David Cage avait besoin d'une enveloppe sonore solide
avec une vraie profondeur dramatique.

Normand Corbeil est compositeur pour le cinéma, basé au Québec. A son actif, on
compte près de cinquante bandes originales de films et de téléfilms américains et
canadiens, dont quelques succès grand public (L'Art de la Guerre avec
Wesley Snipes, Hitler - la naissance du Mal)
. Après avoir collaboré avec le
grand Angelo Badalamenti sur Fahrenheit, le précédent titre de
Quantic Dream,
Normand Corbeil est aujourd'hui seul aux commandes de la bande originale d'Heavy
Rain.

Malgré un emploi du temps fort chargé, le compositeur de la musique d'Heavy Rain a accepté de m'accorder quelques minutes autour d'une rapide web interview.

 

Pour accompagner cette lecture, je vous invite à écouter deux extraits de la bande originale d'Heavy Rain, disponibles sur le site de l'artiste : le thème d'Ethan Mars et celui de Norman Jayden.

 

Comment vous êtes vous retrouvé à composer
pour Heavy Rain ?

N.C : J'avais précédemment travaillé avec Quantic
Dream sur Fahrenheit. Je suppose qu'ils ont tout simplement apprécié mon
travail, donc David m'a recontacté !

 

Quel a été votre premier contact avec
l'histoire écrite par David Cage ?  Comment avez
vous procédé pour appréhender cet univers ?

N.C : J'ai tout d'abord lu le script, qui m'a permit
de me familiariser avec les quatre protagonistes, leurs passés respectifs et
leur profondeur. S'en est suivi un long entretien avec David, au cours duquel
il m'a exposé sa vision d'Heavy Rain en tant qu'expérience nouvelle. J'ai pu
m'imprégner du ton résolument adulte du jeu et de ses enjeux, d'un point de vue
vidéoludique.

Je tenais donc les bases de l'histoire et de sa dimension cinématographique. Il
me restait à appréhender l'ambiance générale. Cela s'est fait au contact du jeu
en cours de développement. Comme pour Fahrenheit, l'ambiance visuelle est
tellement lourde et marquée qu'elle véhicule un bon nombre de mots clés
primordiaux pour moi.

En tant que compositeur, parfois on trouve
immédiatement ses marques dans un univers, parfois cela demande beaucoup
d'efforts. C'est un travail d'immersion totale.

 

J'imagine que composer des thèmes pour
quatre personnages principaux, avec quasiment le même poids dans l'aventure,
n'as pas du être une tache aisée. Pouvez vous nous en dire plus au sujet de ces
quatre thèmes ?

N.C : C'est un aspect particulièrement compliqué en effet. Là encore, ma rencontre
avec David a été déterminante. Nous avons longtemps discuté de cette idée de
profondeur, de vulnérabilités et de sensibilités différentes. Madison, Ethan,
Norman et Scott ont vraiment des personnalités tridimensionnelles. Cela m'a
clairement orienté vers une différenciation des personnages par des thèmes
forts. J'ai pu tracer des lignes précises entre les émotions à véhiculer.

 

David Cage écrit sur son blog que durant
les record sessions, vous aviez enregistré chaque thème d'une multitude de
manière différentes : plus de cuivres, moins de cordes, plus fort, moins
fort... C'était pour étoffer le choix final ? Ou à destination de plusieurs
moments ?

N.C : Pour ces deux raisons très
exactement ! Primo, le nombre de résolutions possibles pour une scène
était assez incroyable. Chaque variation dans la réactivité du joueur, chaque
choix mène potentiellement à une version différente d'un dialogue, d'une scène
d'action. J'avais besoin de me créer des scénarios musicaux, selon que l'action
s'envole ou retombe, etc....

Secundo, lorsque j'ai réalisé le travail la
quantité de travail incroyable que recelait chaque scène, j'ai vraiment été
bluffé. C'était la moindre des choses pour moi d'aller encore plus loin dans
cette démarche en proposant un maximum de feelings différents.

 

A ce propos : vous avez enregistré
la musique d'HR dans le fameux Abbey Road Studio, rendu célèbre par les
Beatles. Ces murs ont vibré aux enregistrements de la musique du Seigneur des
Anneaux. Un choix purement acoustique ? L'envie d'emboiter le pas à cette bande
originale mythique ?

N.C : J'enregistre régulièrement à Abbey Road,
avec le même orchestre et les mêmes collaborateurs. Je m'y sens en
confiance : là bas, je ne me préoccupe que de la musique. Bien sûr, il y à
cet aspect mythique, mais une fois les premiers émois passés, on y revient pour
la superbe acoustique et la compétence des artistes qui y travaillent. Vous
savez, la magie d'un endroit, ce n'est pas juste des murs, c'est un tout.


Vous avez collaboré avec Angelo
Badalamenti (compositeur sur Twin Peaks et Mulholland Dr, entre autres) sur la
musique du précédent titre de Quantic Dream, Fahrenheit. Pouvez vous expliciter
votre rôle dans ce projet ?

N.C : J'avais déjà travaillé avec Angelo sur
plusieurs projets. Pour Fahrenheit, Angelo commençait par travailler les sketches (les grandes lignes, NDLR) et je venais calquer mes propres
compositions selon ses directives. De là, je prenais tout le matériel composé
sous le bras et je partais en production. La production incluait les
arrangements, les orchestrations, ainsi que la direction de musiciens, tant sur
mes compositions que celles d'Angelo. J'ai énormément appris à son contact,
collaborer avec lui est une des expériences les plus enrichissantes de ma
carrière.

 

Fahrenheit et Heavy Rain partagent
quelques thèmes communs : des héros à l'existence moyenne, leur
confrontation à la mort, tout cela sous les eaux nourries du ciel (la neige
paralyse New York dans Fahrenheit). En quoi ces deux expériences de composition
diffèrent-elles ?

 N.C : C'est vrai que certaines thématiques sont
semblables, mais à mon sens, Heavy Rain pousse l'expérience bien au delà de ce
que Fahrenheit pouvait proposer de mieux.

Concernant mon travail, j'ai écrit la bande
original d'Heavy Rain seul. J'ai fait le choix de composer l'intégralité des
thèmes pour un orchestre symphonique, pour mieux coller à la dimension
hollywoodienne du titre. Vu la complexité des scènes, il y à beaucoup plus de
musique que dans Fahrenheit. Comme discuté plus haut, le fait qu'il y ait
quatre personnages principaux avec une vraie profondeur a beaucoup influencé
mon travail de composition. Au final, malgré quelques thématiques similaires,
c'est un tout autre travail de composition et un tout autre jeu !

Les points communs dans la narration et
dans l'ambiance découlent de l'écriture de David Cage. Il a ses points
d'accroche que l'on retrouve et qui nous permettent de nous repérer. Pour moi,
il y à un « style David Cage » comme il y à un « style David
Lynch », et c'est tant mieux !

 

Etiez vous familier du monde du jeu
vidéo avant Fahrenheit ? Et maintenant ?

N.C : Je n'étais pas très au fait du monde
vidéoludique... La démarche créative sur Heavy Rain est très différente de ce
que l'on peut voir sur le marché actuellement. Cela a amené David à chercher un
son nouveau et ma faible proximité du domaine a été à mon avantage. Cela dit,
je pense que Quantic Dream a ouvert une porte à la différence et que
l'industrie du jeu va continuer d'innover, et intéressera d'avantage les
professionnels du cinéma.

 

Le sujet de discussion du moment est la
question de la légitimité du jeu vidéo en tant que 10
ème art. Vous avez composé pour le jeu ainsi
que pour le cinéma qui est un art reconnu. Pensez vous que les jeux sont des
créations artistiques ? Si non, pourront-il être considérés comme tel dans
l'avenir ?

N.C : De plus en plus, oui. J'ai dans l'idée que
les deux domaines peuvent se rapprocher au point de faire naître une nouvelle
forme d'art : le cinéma interactif. Cela permettrait à plus de gens de
raconter des histoires, et plus seulement aux cinéastes de métiers, et c'est
magnifique. En levant le voile sur de nouveaux horizons, on repousse les
limites de l'imaginaire des créatifs. 
Avec l'implication et la passion dont sont capables les joueurs, une
telle forme d'art ferait la part belle aux démarches créatives nouvelles, qu'il
s'agisse de l'écriture, du graphisme ou de la bande originale.

 

Avez-vous dans l'optique
d'étendre votre travail à la composition pour d'autres jeux vidéo dans le
futur ?

N.C : L'expérience a été très intéressante, alors
pourquoi pas !

 

Une dernière question, et non des
moindres : vous connaissez l'identité du tueur aux origamis ? 

N.C : Aucun commentaire ;)

 

Merci à Normand Corbeil de m'avoir accordé de son précieux temps.